Le blog d'Ovary

Si elle n'existait pas vous l'auriez inventée

Les graviers

Leurs pas étaient en rythme. Le cortège silencieux. Je me tenais droite, je me tenais grave. On célébrait la mort. Paul était un chic type. Je l’avais connu lors d’un périple fou en Europe de l’Est. On voyageait en InterRails et on se prêtait des feuilles à rouler. On était jeunes, on supportait nos sacs à dos, on se foutait de tout. On pissait dans la mer Egée en chantant des chansons paillardes. Rien n’avait de sens loin de notre France, c’est pour ça qu’on était bien.

Dans les yeux des uns, je lis bordel de vie. Dans les yeux des autres, rien. Je suis mauvaise en sentiments et autres douleurs. Je n’éprouve rien quand je me brûle et je prends les avalanches comme léger vent dans mes cheveux. J’ai perdu ma mère quand j’avais six ans, depuis j’ai très peu pleuré, et j’ai tout vécu les vingt doigts dans le nez. Je suis souple quand il s’agit de morfler.

Un homme tout en noir, de son expression à ses chaussures, de sa voix à son souffle, s’est présenté comme le frère de Paul.

J’ai refait le film, quand Paul me répétait qu’il n’arrivait pas à la cheville de son frère tellement c’était un mec génial.

J’ai regardé les chevilles dudit frère. Plus de Paul prendre la mesure. Puis j’ai regardé ses jambes, ses mains, ses épaules, ses traits en deuil.

En sortant de l’église, j’ai calé mon pas au sien, puis j’ai fini par aller lui parler.

Cédrine, une vieille amie de ton frère, il m’appelait Cédring mais je n’ai jamais su pourquoi.

Il a rien dit, on a marché encore, descendu une petite rue dans le hameau. Ses parents étaient justes devant, assommés. Ils allaient dans la maison familiale, j’étais prête à changer de voie pour rejoindre ma voiture quand le grand frère et ses chevilles m’ont interpellée : Cédring, ça vous dirait un morceau à la maison ?

J’ai suivi. C’est comme ça qu’on s’est connu avec Etienne. Il m’a dit qu’il entendait souvent parler de moi. Que Paul adorait ma légèreté.

J’ai passé une heure à lui raconter l’Europe, ce que qu’on avait vu et fait. Les bouteilles dans le sac, les génuflexions devant le Vatican en se marrant, quand on avait grimpé l’Acropole à Athènes. Il aimait bien que je lui raconte Paul, puis petit à petit je lui ai raconté moi.

Ensuite, il m’a dit leur enfance, je l’ai trouvée trop rose pour être vraie et ça me faisait encore plus mal qu’une famille ayant toujours baignée dans un jus de poupée vive un événement aussi terrible que de perdre leur Paul dans un accident de bagnole à la con avec trois grammes d’alcool dans le sang. J’ai passé le dîner à avaler de travers.

Etienne vivait dans le Sud. Après ça, je descendais parfois, pour le plaisir de conduire, pour passer voir Paul, ses graviers blancs et ses roses en porcelaine, et apporter un peu de soutien à Etienne.

Un soir, après qu’on soit passé par le cimetière, Etienne m’a embrassée. C’était six mois plus tard, c’était tendre. Mais c’était gênant.

On n’a jamais assumé de pouvoir être attirés l’un par l’autre après une épreuve aussi dure. On aurait dit deux personnes qui se retrouvaient dans un chagrin, pour faire vivre la mémoire de leur disparu. Moi parce que je connaissais Paul et ses bêtises, sa folie, son ambition, et lui parce qu’il le connaissait de sang. Tout simplement.

On se voyait une fois par mois. Je descendais de Paris. Je ne sais pas quelle force me traînait dans le Sud. Un peu d’amour, oui, mais pas que. Je voulais être présente, je voulais être désolée pour tout ça. Mais j’étais maladroite. Quand on faisait l’amour avec Etienne, ça manquait de nous. Je trouvais ça noir. C’était comme faire l’amour avec la mort assise en tailleur dans le coin du lit.

Etienne voulait que je l’emmène en voyage. Il rêvait de refaire l’Europe, de passer sur les pas de son frère, voir ce qu’il avait découvert. On a commencé par un week-end à Paris, qu’il n’avait jamais visité. Avec Paul non plus, on n’avait pas fait Paris.

On a joué les touristes, on est monté en haut de la Tour Eiffel et de la Tour Montparnasse, on a partagé une gaufre aux Tuileries et observé la ville depuis le Sacré Cœur. A ce moment-là, il a sorti ses clés de sa poche. Il en a décroché une, celle de son appartement. Il me l’a tendue, il m’a dit de descendre plus souvent, de faire comme chez moi. Je ne pouvais rien lui refuser.

Accroche-la à ton trousseau.
Mon trousseau.

Cédring, putain, prends tes clés là, et dégage ta voiture ! Cédring, ta bagnole m’empêche de sortir de la cour, allez, sors-la ta putain de caisse ! Non, Paul, t’es bourré, tu prends pas le volant, on remonte avec les autres regarder les diapos souvenir, m’emmerde pas ! Cédring, tu fais chier, je dois y aller, cette fille veut me voir putain. Paul, tu bougeras pas d’ici, viens, y a des photos de nous devant le Vatican, fais pas ton con là.

Tu fais chier Cédring, dégage ta caisse, t’es lourde.

J’ai dégagé ma caisse.

 

2 Commentaires on Les graviers

  1. caramel
    18 octobre 2015 à 9 h 42 min (5 mois ago)

    Très beau texte . fort . très bien ecrit. Merci ovary

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