Nous étions là – Partie #1

 

« Ils étaient comme toi, ils étaient comme moi,
Ils n’étaient pas guerriers, mais sont morts au combat,
Ils étaient cœur d’amour, ils étaient cœur qui bat,
Puis qui battra toujours, même en dessous la croix,
Ils étaient ces amis que je connaissais pas,
Ils étaient mon pays, et puis le tien je crois,
Ils resteront Paris, Paris se souviendra,
Toujours de ses amis, la lumière brillera »
Saez, Les enfants paradis, 2016,
en hommage aux victimes des attentats de Paris

 

Je ne sais pas pourquoi je me lance dans ce récit. L’envie d’écrire est soudaine. J’y pensais en remuant mon café dans la cuisine, j’y pensais et j’avais froid, je me disais que j’avais envie de raconter ce que nous ressentons depuis un an, de photographier Paris, de laisser une trace aux enfants que nous n’avons pas encore.

C’est ironique, quelque part. Après ça, faire des enfants est un projet qui se met entre parenthèses chez certains, un projet à l’allure égoïste et dangereuse. On ne peut pas faire d’enfant dans ce monde. C’est ce que disaient les couples en soirée après le 13 novembre. C’est ce que disaient les femmes enceintes, en d’autres mots, en se touchant le ventre.

Certains repoussaient leur envie de bébé presque par respect pour l’auditoire. Peut-être qu’il était indélicat de dire on est en vie, on veut fonder une famille, on ne va pas annuler notre FIV, d’ailleurs on ne peut pas annuler notre FIV. D’autres disaient au contraire vouloir se blottir encore, confondre leurs corps, ne pas se laisser dépasser. Beaucoup se cachaient derrière les disparus : ils attendent de nous que l’on poursuive. Ça rassurait les gens de penser à la place des morts, ça encourageait une décision ou mitraillait la culpabilité.

Pendant de longs mois, faire un bébé ou ne pas faire un bébé avait rapport avec le 13 novembre.

Avec M., nous ne parlions pas vraiment d’enfant avant le 13 novembre 2015. Après, le sujet n’a pas été ombragé, non plus éclairci. Et aujourd’hui, un an plus tard, le sujet s’invite parfois sur la table, il s’invite indépendamment des attentats de Paris, il ne se réfléchit plus selon ce monde de fou. On ouvre la possibilité, pour plus tard, sans pression.

Si un jour nous faisons des enfants, j’aimerais qu’ils lisent ce texte, j’aimerais qu’ils respirent la jeunesse que nous avons connue, qu’ils respirent Paris, les rues, les gens, qu’ils aient un témoignage. Bien sûr, il en existe des témoignages, des témoignages durs, qui brouillent les yeux, font mal au bide. Les hommages et les souvenirs sont là, en librairie ou sur Internet.

Je ne suis pas grand-monde pour témoigner. Je ne dis pas non plus qu’il aurait fallu être quelqu’un. Personne ne se mousse d’avoir été aux premières loges.

Je ne vais pas prétendre à une place que je n’ai pas. Nous avons tous vécu les attentats de Paris mais nous n’avons pas tous vécu la même chose. Il y a eu des vies brisées, des familles déchirées, des larmes que je n’ai pas entendues. Et même, même si j’avais tendu l’oreille, même si je l’avais collée au plus près de l’enfer, contre les murs de l’horreur, je ne saurais comprendre, dire, retranscrire, les déchirements ou le silence, la colère et le deuil. Je ne suis que moi et je n’ai pas la capacité de raconter le drame qui a traversé et traverse encore des centaines de personnes.

D. m’a souvent confiée qu’elle n’assumait pas sa douleur, qu’elle n’osait pas en parler. Elle était chez elle le 13 novembre et ses proches étaient en sécurité. Avoir peur, être triste, anéantie, ça frôlait l’exagération, me disait-elle. Elle ravalait ses larmes, elle gardait un semblant, une distance, par politesse. Comme si la douleur avait son échelle, sa légitimité, comme si nous devions chacun, selon notre degré de proximité avec les attentats, s’autoriser et s’interdire certains sentiments. Ne pas déborder, rester dans le cadre, ne pas pleurer devant qui a connu pire, ne pas exprimer sa peur devant qui était allongé sur le sol du Bataclan. Je voudrais que D. lise ces mots en se disant qu’elle a le droit d’y penser chaque jour, d’en trembler. Avoir mal, ce n’est pas se mettre en avant. L’émotion est collective, nous sommes tous potentiellement touchés. J’ai mis du temps à assumer ma peine, et aujourd’hui, je voudrais assumer mon récit, assumer d’écrire sur le sujet. Le bruit de mon clavier me donne le sentiment de marcher sur des œufs que je casse pas à pas.

Je suis une parisienne lambda, je fais partie de celles et ceux qui étaient dans leur salon quand les nouvelles sont tombées, qui ont regardé BFM TV toute la nuit et qui se sont signalées être en sécurité sur Facebook. Je fais partie de celles et ceux qui ont échangé des messages et des coups de téléphone en essayant de n’oublier personne, en se remémorant les soirées, parfois les adresses, des uns des autres. Je fais partie de celles et ceux qui ont tremblé, pleuré, qui ont cherché leurs mots pour demander « Et tes proches vont bien ? » s’étonnant même d’employer le mot « proches », pour ne pas dire ton frère, ton mec, ta sœur, parce qu’ils sortaient ce soir-là. Il y avait de la distance dans nos voix, des pincettes dans nos propos, la crainte d’employer un prénom, de désigner quelqu’un de précis, comme pour ne pas l’associer aux évènements.

Je suis devenue une collectionneuse du 13 novembre, j’avais un besoin de me lier à l’évènement, de le traverser, de le conserver. J’ai gardé les journaux, les couvertures de magazines, j’en ai encadrées quelques-unes. Je les regarde souvent, elles me font froid. J’ai acheté « Vous n’aurez pas ma haine » d’Antoine Leiris dès sa sortie, je l’ai lu plusieurs fois, j’ai lu tous les portraits du Monde, mais je crois les avoir lus en diagonale, parce que ça me tordait en dix, parce que chaque détail dessinait un corps, des habitudes, chaque détail mouvait ceux qui n’étaient plus là. Ils me paraissaient si précis parfois que j’avais cette sensation de les connaître, les mots sortaient en réalité de leur bouche à eux, comme si on prenait un café au printemps, ensemble, tranquillement, comme s’ils me racontaient leur existence, leur goût pour la musique, leurs rituels en matière d’apéro.

J’ai regardé toutes les émissions, je me suis procurée « Nos 14 novembre » d’Aurélie Silvestre, je l’ai lu en pleurant, j’ai retenu des mots, des passages, des images. Il y a de la curiosité morbide dans tout ça et un drôle de sentiment, aussi, celui d’être voyeuriste. Je parcourais ses mots puis reculais en séchant des larmes. J’y revenais, comme un besoin. Je me retirais, par survie. J’ai lu son récit comme on hache un sentiment, non pas pour qu’il dure, plutôt parce qu’il est trop difficile de le fixer droit dans le regard. J’avais l’impression d’entrer dans sa vie, ses détails, je visualisais parfaitement le corps de Matthieu, son compagnon, qu’elle décrit quand il s’apprête à prendre une douche. Je me demandais qui j’étais pour entrer ainsi dans son combat, comme des milliers de lecteurs. Et en même temps, j’en ressentais le besoin, comme une main silencieuse que l’on tend.

Puis j’ai ajouté son livre à une pile, une pile de souvenirs que je veux garder précieusement, pour que cette date ne soit pas le simple point d’une frise chronologique. Replonger plus tard sans jamais s’être vraiment détachée. Se dire que c’était ça, le 13 novembre.

J’écoute « Les enfants paradis » de Damien Saez en boucle depuis que la chanson est sortie, je la diffuse au maximum dans mes oreilles, en traversant Paris de nuit, je me sens portée par la ville, les trottoirs, je ne veux plus partir, je veux rester, être là, contre les autres. Les petits, les grands. Paris marche à vive allure, les gens sont pressés, et j’aime cette effervescence. C’est ce qui m’a séduit dans cette ville.

Aujourd’hui, j’observe les gens que je croise, au rythme de Saez, le pas à un peu moins vif.

Il y a ce type qui m’a marqué, assis à la terrasse d’un café, une après-midi. Il portait un pull rouge et fumait lentement, du moins j’ai vu ce geste, presque nonchalant, ou artistique, alors que le bus dans lequel je me trouvais filait droit. Il a passé son autre main dans ses cheveux bruns et bouclés. Il était face à un ordinateur, il bossait, certainement, et la chanson disait : ils étaient amoureux, ceux qui se sont blottis, l’un contre l’autre à deux, contre la tyrannie.

J’ai imaginé ce type amoureux, j’ai imaginé son compagnon ou sa compagne. J’ai imaginé son geste lent dans d’autres cheveux.

C’était au Café Victor, dans le 5ème arrondissement, automne 2016.

Parfois, il nous arrive avec M. de se projeter ailleurs, dans une autre ville, mais ce n’est pas une fuite en avant, ce n’est pas une idée dictée par la peur, par un ciel plus noir à Paris. Paris est debout, nous sommes debout. Lorsque nous parlons de filer à Rennes, Nantes, Lille, pour tisser un nouveau quotidien, cela ressemble à une quête de silence, de loyers plus minces, de vie moins chère.

En attendant, je suis ancrée ici, je suis presque agrippée, comme on s’agrippe d’amour, comme on fait des promesses. J’ai refusé, après maintes hésitations, de partir en week-end pour les un an des attentats, je voulais être chez moi, sans parvenir à expliquer réellement mon choix. Un soutien, un besoin, un acte citoyen, une revanche ? Je suis restée là, mais enfermée chez moi.

Je ne sais pas combien de 13 novembre j’ai vécu depuis le 13 novembre, mais j’y pense sans arrêt, alors je voudrais poser les mots, poser mes mots et ceux des autres, de mes proches, je voudrais dire le quotidien, les pensées, l’insouciance disparue, crevée, je voudrais dire les terrasses et les concerts, les cauchemars et la capitale, la France et l’hiver 2015, l’année qui a suivi et le souvenir qui ne s’en va pas. Je voudrais  dire tout ça, c’est pulsatif. Je ne veux pas partir sans noter, sans que mon besoin d’écrire, chaque jour, ne rencontre les attentats de Paris. L’inverse serait présomptueux.

***

Je me suis lancée dans ce texte mi-novembre. J’ai avancé sans trop savoir où j’allais, tenue par l’envie et le besoin de poursuivre. J’ai marché sur des oeufs, je ne sais pas combien j’en ai cassé, j’ai parfois fait demi-tour, je suis souvent revenue. Il y a presque 100 000 signes. Alors j’ai voulu les partager ici, par petits bouts, par épisodes, sans savoir combien seront publiés. Voici le début de Nous étions là. 

A suivre.

2 commentaires Ajoutez les votres
  1. Je me reconnais tellement dans ce texte… toutes les lectures, les émissions, les reportages, les portraits du Monde… j’ai moi aussi tout lu, je connaissais quelques victimes, j’ai l’impression d’en connaître bien plus aujourd’hui, à force de lire leur portrait, leur vie…
    Plus d’un an après, ca reste profondément ancré en moi.

    Je reviendrai lire la suite, promis…

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *