Le blog d'Ovary

Si elle n'existait pas vous l'auriez inventée

Tu as été mon premier homme et moi ta première pucelle

Elle avait cinq ans et pas d’amoureux. J’en avais quatre de plus et à peine l’ombre d’un. Dans le jardin, je la faisais courir, sauter, compter, je criais « Lu, viens » et on se roulait dans l’herbe. Je ne sais pas pourquoi, j’ai un souvenir de ciel bleu, toujours et de l’un de ces après-midi sans nuage où je lui ai crié : « Viens, regarde, on a des nouveaux voisins ».

Trois petits gars montaient les marches du perron d’en face. J’ai su très vite que je tomberai amoureuse du plus grand, elle ne savait pas qu’elle le serait davantage du plus petit. Elle les regardait avec curiosité, sans doute pressée d’aller dire aux parents que « des nouveaux gens » envahissaient la maison d’à côté.

Vingt ans plus tard, si tomber amoureuse du plus grand m’a échappé, s’installer en couple avec le plus petit l’a quant à elle rattrapé.

Quand on leur demande où ils se sont rencontrés, ils répondent qu’ils ont grandi ensemble et se connaissent depuis leurs cinq ans. Leurs maisons étaient voisines et ils prenaient leur bain ensemble chez l’un ou chez l’autre, savonnés par la mère de l’un ou la mère de l’autre. Ils jouaient déjà à être parents, avec quelques poupées ou les enfants que sa mère à lui gardait.

Ils dormaient ensemble à dix ans et le dimanche matin faisaient des gâteaux pour les apporter à l’école le lundi, un peu comme aujourd’hui ils n’arrivent jamais chez des amis les mains vides.

Ils se sont mariés à l’école primaire lors d’un carnaval et ils en rient aujourd’hui, constatant que le tirage au sort de la maîtresse avait plutôt vu juste.

On s’accorde souvent à leur répondre que c’est original. Et pourtant, on les met dans une case, celle des couples qui se sont formés « trop tôt » avec un air de dire que c’est dangereux et le ton que l’on prendrait pour annoncer quelque chose de grave.

On pense aussi que « ne rien avoir connu avant » les handicapera un jour. Qu’ils ne sont pas allés se chercher bien loin, qu’ils manquent d’expériences et que leur histoire ressemble plus à du « par défaut » qu’à du « par amour ».

Finalement, on les regarde comme un couple qui a tout fait avant même d’en être un.

Alors on leur demande ce qu’ils n’ont pas encore fait ensemble, comme pour les prendre au piège et les prévenir du pire, de l’ennui, de la lassitude ou du manque de découvertes qu’ils ne connaissent pourtant pas. Et même s’ils trouvent cette question décousue d’amour, ils répondent le plus simplement du monde que ce qu’ils n’ont pas encore fait, c’est de passer toute une vie ensemble.

Tu crois que je couche avec lui ?

Je m’agite, il est dix-huit heures, j’enfile une culotte et par-dessus un jean. J’ai les cheveux placés mais les doigts qui tremblent en vérifiant.

J’appelle Alix et lui donne rendez-vous au « café d’en bas » dans quinze minutes pétantes. J’ai besoin d’elle, de son avis de fille plutôt sage et surtout : de sa grande intuition.

Toutes les deux à l’heure, on se retrouve au « café d’en bas ». Elle me demande pourquoi cet appel précipité. Je n’ai pas le temps de me lancer qu’elle enchaîne : « Et tu ne serais pas un peu maquillée comme une pute ? ». Je dis non, elle dit montre.

Elle dit si.

Je sens qu’elle n’est pas dans un jour tendre alors je lui réponds d’un trait que j’ai rencontré un mec au boulot, qu’il me propose de sortir ce soir, au petit détail près qu’il est maqué. Mais que la bonne nouvelle, c’est qu’il va bientôt quitter sa copine.

Elle commande une bière.
Elle rigole.
Elle répète « bientôt quitter sa copine » et ajoute « N’y vas pas ».

Je commence à me défendre. Ou plutôt à défendre Thibaut. Je jure que c’est un mec bien, qu’il n’est vraiment plus amoureux de sa nana, qu’il a eu un vrai coup de cœur pour moi et toute autre réalités absolues qui sont autant d’arguments pour que j’accepte le rendez-vous.

Alix me demande comment je peux croire des conneries pareilles. Les mecs sont tous les mêmes, ils sont lâches, ils ne quittent jamais leurs copines et encore moins quand on accepte de patienter jambes écartées ou fesses en l’air.

T’es cuite, qu’elle me dit. T’es archi cuite si tu y vas ce soir. Tu l’auras jamais ce type.

Je soupire.

« T’es sûre ? ». Elle se marre en me disant que oui, trois fois oui, elle est sûre, elle n’a jamais été si sûre. Qu’il faut laisser Thibaut quitter sa nana, ranger sa vie, être clean. Ensuite, tu iras si tu veux, même si c’est dans trois mois. Un peu de dignité, merde.

Je n’arrive pas à faire le lien avec ma dignité, à croire que je n’en ai pas. Elle est peut-être maquillée comme une pute, elle aussi. Totalement méconnaissable.

Alix ajoute que c’est une question de « respect de soi-même ». J’ai envie de lui répondre qu’assouvir une envie de baiser, aussi.

Seulement, Alix sait bien que j’attends plus. Et moi je sais bien qu’elle n’a pas tort même si ça m’emmerde lui donner raison.

Elle roule une clope, me demande si j’ai compris, comme si j’étais une gamine qu’il fallait discipliner, comme si c’était mon genre d’aller me faire sauter à tout bout de champ.

« Non, ton genre ce n’est pas de te faire sauter, c’est de te faire avoir » reprend-elle.

Ce n’est pas faux, c’est pour ça que je l’aime Alix, c’est pour ça que je mets un billet sur la table et la remercie sincèrement.

Alix disparaît de mon champ de vision et je traverse la rue en me demandant pourquoi nous les filles, on a toujours besoin de l’avis de nos amies en sachant pertinemment qu’on n’en tiendra pas compte. C’est étrange, c’est comme Thibault que j’aperçois sur le trottoir d’en face et qui m’attend déjà. Je suis peut-être en retard, c’est bien la première fois.

Gabrielle

Il m’a prise par la main, elle était grosse et chaude. On a avancé sur le pont, il faisait gris. Je trouvais qu’il faisait vraiment moche et je ne comprenais pas trop ce qu’on foutait là.

Il m’a dit que tout était fini. Notre histoire est terminée ma chérie. Tiens, je te donne la clé et tu défais le cadenas qu’on avait posé ensemble, d’accord ? Après, tu en fais ce que tu veux. Tu le gardes ou tu le jettes dans la Seine.

J’ai attrapé la clé, j’avais les yeux gonflés, les cils brûlés.

Je me sentais sale dans ma peau. Trop sale dans ma peau et je mangeais des bouts de mes lèvres gercées.
J’ai cherché notre cadenas, comme on cherche l’interrupteur un soir de pleine lune ou un regard à la cantine, pour parler à quelqu’un qui voudrait bien comprendre.

Mais qui pourrait comprendre.

J’ai promené mes yeux un peu partout sur le grillage. Il y avait quelques touches de couleurs ici-et-là, parce que certains y accrochaient de l’amour, de l’amour tout rose et tout miel. J’ai reconnu le nôtre, enfin je crois, le tout pâle. Je l’ai saisi mais je n’étais pas très sûre. J’ai levé les yeux vers lui en attendant son approbation.

Il m’a répondu « Tu sais lire, tu ne reconnais pas ton prénom ? »

Gabrielle, Gabrielle, Gabrielle.

Elle est belle, belle, belle, belle, dans son pyjama en arc-en-ciel, ciel, ciel.

Il m’a coupé dans mon élan. Tu sais ma chérie, tu n’es pas obligée. Moi, je ne fais que proposer. On arrête tout, mais on s’aimera toujours. Toujours.

J’ai foutu la clé dans le trou et j’ai tourné, tourné, et il s’est ouvert.

Le ciel, lui, n’a pas bougé. Mais il envoyait du vent, j’avais les joues gelées. Je regardais mes ongles mal coupés.
Je lui ai tendu la clé, j’avais trop transpiré dessus et je la trouvais dégueulasse.

J’ai pris le cadenas, je l’ai retiré de son antre, de mon ventre. Je l’ai serrée fort, comme l’oreiller quand je ne peux pas dormir, et j’ai pris tout l’élan que je pouvais pour le jeter par-dessus bord. Je voulais le jeter le plus loin possible comme si ça allait changer quelque chose. Il a à peine passé la rambarde pour plonger dans la Seine.

Il était si lourd, si lourd d’années et de ce que je n’ai jamais pu raconter. Le cadenas a filé vers le bas, il s’est écrasé. Je ne sais pas s’il a fait beaucoup d’éclaboussures et je n’ai pas voulu le savoir.

Il m’a demandé si j’étais contente.

Oui, oui, je suis contente.

Il y avait ce trou dans le grillage. J’avais l’impression qu’un bout de ma vie, ici, collé, accroché, cadenassé, s’était défait. J’avais les mains vides, plus rien à jeter et la peur qu’il m’en veuille.

« J’avais le droit de le jeter ? » Il m’a rassurée comme il l’a toujours fait, pour pas que je pleure en faisant du bruit. Il a passé sa main dans mes cheveux, elle était toujours grosse et toujours sale : bien sûr que tu avais le droit, je te l’ai suggéré. Maintenant, le cadenas flotte ailleurs et notre histoire est terminée ma chérie. C’est notre secret. On va rentrer maintenant.

J’ai jeté un dernier œil sur le fleuve. Je tremblais et un photographe se promenait tout près. Je suis sûre que sur la photo on voyait mes doigts frissonner.

On a rejoint la voiture.

Il m’a proposé de monter devant : t’es grande maintenant !

Puis il a tourné sa tête vers ma petite sœur à l’arrière en mettant les clés dans le contact : ça te fait plaisir si papa vient te raconter une histoire dans ton lit ce soir ?

Murielle, Murielle, Murielle, elle est belle, belle, belle.

Il a répondu

C’est comme une réunion même si ça n’en porte pas le nom. On est quatre gentilles connasses autour d’une table, des paquets de cigarettes échoués, des briquets et une boîte d’allumettes, des bières et des dessous de verres en carton que Clotilde déchire du bout des doigts. Agacée, elle déclare que c’est le moment : bon, j’écris quoi à Cédric ?

On sait pourquoi on est là : écrire à Cédric.

Reconquérir, relancer, quitter, titiller, tester, entretenir. Antoine, Julien, Cédric, Théo, Adrien, Charles. Quel que soit le but et qui que soit le mec, les filles composent souvent à plusieurs ou ne composent pas.

Lire la suite

Retomber amoureuse

Ce mercredi soir, il faisait presque beau. J’avais ouvert les fenêtres en grand et j’attendais qu’il rentre du travail. Je prenais des notes sur un carnet, je m’inventais des projets, je voulais faire des photos, écrire ou tricoter, trouver du travail et bronzer le mois prochain.

Quand il est arrivé, sa mine déconfite a stoppé mon quatre couleurs. Une mauvaise nouvelle pendait à la commissure de ses lèvres, je lui ai foutu mes deux mains sous le menton. « Crache ».

Lire la suite

Il va rompre dimanche

On distribuait les gobelets. Assis en tailleur et en ronde, nos cigarettes depuis le ciel formaient peut-être le plus joli lampion de toutes les bandes de copains.

Romain m’a servi à boire, il a ajouté : il faut que je te dise. Je n’ai pas bougé, je savais qu’il allait poursuivre. Ne laisser qu’une seconde entre le besoin de se confier et la confidence elle-même.

Lire la suite

Dimanche matin

Dimanche matin. Et ça sent déjà les œufs brouillés. Grégory s’active. Il prend les petites bêtes, les casse sur le bord de la poêle, et s’émeut à l’idée de bruncher. Je crois que c’est la seule chose qui lui fait du bien en ce moment.

Mon vagin, bof. Mes sourires, il s’en fiche. Le chat le fait rire, parfois. Mais le chat aussi a perdu de son aura.

Lire la suite

J’ai toujours préféré aux voisins ma voisine

Elle et moi, on a les avantages de la coloc sans en avoir les inconvénients : on est amies et voisines. Séparées par un couloir minuscule qui nous donne presque l’impression de cohabiter, on peut se débarrasser l’une de l’autre quand on a envie de personne ou qu’on ne rentre pas seule. Quand on a besoin, on se fait un appartement géant, on ouvre nos deux portes et on invite des gens à boire. On est « les locataires du sixième étage », les bruyantes, les copines, on est la crémaillère dont l’immeuble se souviendra.

Lire la suite

Ces deux-là

Je l’ai rencontré il y a une dizaine d’années, je crois. J’étais en vacances dans le sud de la France. J’ai un souvenir vague d’un magasin de bijoux et de sa voix qui me surprend. Je retiens son nom, il ne retient pas le mien.

Evidemment, c’est souvent comme ça.
Je pense dès lors que je suis trop jeune, qu’il aurait fallu que je sois de 1973, que je m’appelle Alice ou Louise.

Lire la suite

La dilatation du bouchon

J’arrivais tôt. Je le demandais serré. Elle me servait un café que je buvais en silence en observant la salle. Les tables étaient vides. Mais ce soir, nous les envahirons.

Je crois qu’au début, entre collègues, on y allait par flemme. C’était le bar en bas du boulot, c’était le temps d’une cigarette entre notre porte de sortie et les verres que l’on allait commander.

Lire la suite