J’ai dix ans. Une heure d’A6 et puis soudainement, la descente après Orly. Paris éclairé, le centre du monde, l’immensité sous mes yeux et la certitude qu’un jour, je me trouverais importante dans une ville importante. A ce moment-là, je suis amoureuse d’un garçon, j’ai l’album D’eux dans les oreilles et très envie d’avoir vingt ans. Je rêve d’un appartement avec vue sur la ligne 2, d’étudier avec des dossiers sous le bras et des copains dans l’herbe au mois de mai. Je rêve d’aimer la nuit, persuadée qu’à Paris, on la préfère au jour. Je rêve d’être libre dans une ville anonyme. Je rêve de bruit, d’une vie en bas, de supermarchés qui ferment tard.
Je touche mon rêve. Je prends la ligne 14 à vingt ans et sans me tenir à la barre. Je marche vite dans un Paris qui grouille et monte les escalators à gauche. Je suis pressée, pressée de grandir, pressée de signer mon premier bail. Je ne suis plus amoureuse du garçon, mais d’autres. Amoureuse à la fac, amoureuse dans le train qui me ramène à Fontainebleau tous les soirs, amoureuse de tous ces inconnus que je croise sur le trottoir entre chien et loup. Je vois bien qu’eux aussi, ils sont un peu pressés.
J’habite rue Raymond Losserand. Mon premier trousseau de grande, je vais en cours à Vavin, à pieds. L’amour avec garçon devenu Lillois, que je raccompagne les lundis matin. J’aime les trajets, j’aime Monoprix et j’aime finir à l’aube. Il y a les vendredis soir qui se clôturent à Bastille, le jour qui remplace la nuit. Il y a les premiers salaires, acheter des talons, faire adulte. Il y a les anniversaires que je fête et les premières habitudes que je quitte. Un nouvel appartement Porte de Saint Cloud, un autre à Bonne Nouvelle, fenêtres qui donnent sur le Rex, traverser Montorgueil en pleine nuit, de la musique plein les oreilles et se dire que depuis quelques années, j’y suis. J’y suis et je ne partirai jamais.
Puis vient le temps des premières désillusions. Mais elles ne m’effraient pas. Quand on aime très fort, on a bien le droit d’en avoir marre. Marre du bordel, des métros pleins, des ruptures, du boulot, des soirées trop longues pour moi. J’ai vingt-cinq ans et envie d’en avoir dix. Retrouver le cocon, ces temps plus simples, ces chansons qui m’allaient bien quand ça n’allait pas. La vie suit son cours, je ne sais pas où aller et puis on ne part pas pour si peu. On change juste de quartier, on recommence, IKEA et trois bougies.
Vivre à Colonel Fabien et l’attendre Rue du Faubourg Poissonnière. Passer une soirée entière à ne pas bien réaliser. Il est arrivé. Il a le sourire qui dit des jolies choses. J’entends qu’il a vingt-huit ans, qu’il a grandi à Rennes, qu’il vit en banlieue et n’a jamais vécu intramuros. J’entends qu’on est bien parti pour s’aimer. Rue Princesse, on sort le soir, on prend des verres et des taxis, on regarde Paris, chacun sa vitre, chacun son rapport. Moi je me dis que tout ça est trop beau pour être vrai.
Il monte trois fois par semaines mes six étages. On mate la vue sur Paris et je m’obstine à mettre Jacques Higelin. Parfois, ce sont les copines qui viennent, je leur parle de lui, on parle aussi d’autres choses, on secoue des coussins le matin et vide des bouteilles le soir.
L’amour s’installe, on fait pareil. L’appartement aux Gobelins, le parquet, les amis qui passent, et les quatre ans qui défilent un peu trop vite. Paris et ses opportunités, ça bosse ou ça échoue. Paris et nos trente ans, Paris et le 13 novembre 2015, Paris et la page qui se tourne. Partir à l’étranger pour plusieurs mois et ne pas être certains de revenir.
Depuis que le départ est acté, depuis que l’appartement est vidé et que je flotte en pleine transition, j’arpente Paris et je revois tout. Je revois cette copine de la fac et ce bout de chemin que l’on faisait ensemble. Cent mètres à peine mais un bout de chemin quand même. Je revois le croisement où l’on se disait à demain. Je revois ce garçon en licence 2, la ligne 4 jusqu’à Marcardet, ce truc fou dans mon ventre qui me disait d’en profiter. Je revois les trajets et les espoirs, la rue des Martyrs en février, les cafés aux mauvaises nouvelles et les coups de fils qui t’en annoncent des bonnes. Je revois à peu près tout, ces onze ans ici, l’hiver et les étés, les concerts et les larmes que tu plantes là, dans cette rue.
Dans dix jours, nous serons dans l’avion pour Budapest. J’ai déjà l’image, l’image qui se confrontera à la première, au périphérique, à la tour TF1, papa qui conduit. Il y a vingt ans, je rêvais d’une vie. Vingt ans plus tard, je la regarde et je souris bêtement. C’était parfait.
C’est réussi, cette fois tu me fais pleurer…