mai
2014
Je n’ai jamais fait un 95
Je gare ma voiture dans une petite allée. Deux sacs et deux mains, j’entre dans la grande maison où nous avons tous rendez-vous pour le week-end. Je suis accueillie par ceux que je connais depuis dix ans. L’instant ressemble à des retrouvailles, sans doute parce qu’être tous ensemble ne nous est pas arrivé depuis des années, même si l’on continue de se fréquenter par duo, par trio ou par quatuor les jours de chance.
Au milieu de ces visages familiers, il y en a quelques-uns qui m’échappent. Mais un qui me retient. Il est plutôt beau, plutôt grand, plutôt brun. On me le présente sous l’abréviation de Ben. Benoît ou Benjamin, je ne demande rien.
On s’échange un regard, deux bises. Je salue le reste, je salue « mes amis », mes habitudes. Suzie m’indique ma chambre et tandis que je monte mes affaires, j’ai l’impression que je ne suis pas là par hasard. « Ben » n’a pas la gueule du hasard et je l’ai bien senti lorsque l’on s’est dit bonjour.
Ma chambre est bleue, pas très jolie. Je me demande quelle chambre on lui a attribuée, s’il est venu seul, s’il dormira non loin de moi, s’il est drôle, agréable, si on discutera ou non à l’heure de l’apéro.
Je replace mes cheveux avant de redescendre et d’être embarquée dans quelques conversations banales mais obligatoires, ponctuées de « Qu’est-ce que tu deviens », « et le boulot ? » ou encore « T’as rencontré quelqu’un ? ». Je n’ai pas changé, je suis toujours assise au même bureau et non, je n’ai rencontré personne sauf si Ben ça compte déjà.
Lorsque j’arrive dans le salon, Ben est en train de discuter avec une blonde que je ne connais pas. Je crois qu’elle s’appelle Eléonore, de ce que j’ai retenu. Il lui dit des choses à l’oreille, ils rient ensemble. Je me sens déjà délaissée, déjà pas regardée, déjà pas attendue.
Je me demande ce qu’elle a de plus que moi. J’imagine un 95 à côté de mon 85, des jambes plutôt longues que je n’ai pas et des dents blanches que je n’envisage plus en allumant une cigarette.
Eléonore semble l’écouter mais à moitié, rire mais sans tout donner. Et lui, il continue son petit jeu de dragueur tandis que je comprends sur quelle espèce je suis tombée. J’ai succombé au charme d’un mec qui mettrait bien sous la dent tout ce qu’il y a de plus croquant.
Je crois que j’ai les seins mous. J’ai un doute.
Je discute avec Suzie, qui se félicite de sa bonne idée de « tous nous réunir ». Elle me raconte qu’elle se fait régulièrement attraper par derrière et par Sébastien, le mec avec qui elle partage sa vie depuis quelques mois. Sébastien nous coupe pour nous dire que Ben est sur un coup, qu’il le connaît par cœur, et que la petite Eléonore devrait bien s’amuser cette nuit.
Avec tout le respect que je dois à Eléonore, je me sens déjà fatiguée. Déjà fatiguée d’être là, d’être déçue de ce mec dont je ne connais pas le prénom – Benoît ou Benjamin, et qui gâche mon week-end sans raison. Ce qu’on devient pathétique après tant de célibat et de soif de rencontres.
J’aide Suzie à préparer l’apéro. On dépose sur la table des bouteilles très « vendredi soir » et on liste à tout le monde ce qu’il y a à boire. Benjamin demande un whisky coca, je cerne davantage le personnage, c’est cohérent avec la nuit qui attend Eléonore. Quand je demande à cette dernière ce qu’elle veut boire, elle dit : je n’ai pas entendu ce que vous disez avec Suzie ». Je la regarde avec étonnement, en me demandant ce qu’il peut bien trouver à une fille qui parle français comme ça.
Lorsque les verres nous rendent un peu plus fous, lorsque la soirée prend, Suzie m’interroge sur mon boulot. Je lui raconte en baissant d’un ton. Ben me regarde avec des grands yeux. Il dit que c’est « vachement bien », ce sont même les premiers mots que l’on échange. C’est « vachement bien » ce que tu fais, c’est « vachement bien » ce contrat que tu décroches pour exposer tes photos. Quel genre de photos ?
Je ne m’étale pas, plus personne ne s’étale, chacun finit son verre, rejoint sa chambre. Enfin je crois. Je ne sais pas où file Eléonore, je ne sais pas où file Ben, j’ignore s’ils filent ensemble et ce qu’ils tricoteront cette nuit.
Je m’endors, épuisée par l’alcool. Je pense à cette soirée qui aurait pu être « vachement bien », ou plutôt « vachement mieux » s’il m’avait adressée davantage la parole plutôt que de le faire à une fille qui ne sait pas conjuguer le verbe « dire » mais doit bien se démerder en matière de jambes écartées.
Le samedi passe à toute allure. Je reste avec Suzie qui me raconte les joies de son couple et je m’ennuie.
Ben est parti faire un tour de Canoë avec le reste des mecs. Il paraît qu’Eléonore s’est jointe à eux. J’imagine que pour baiser, c’est important. J’imagine qu’il faudra aussi qu’elle tombe à l’eau pour que son tee-shirt blanc laisse transparaître qu’elle est facile. J’imagine que Ben connaît la définition de « facile ». C’est vachement bien.
Le soir, tout le monde se retrouve autour de la table, sauf Eléonore qui n’a pas fini sa douche. D’ailleurs, au bruit de l’eau qui coule, j’en conclus qu’elle prend un bain. Je la trouve pute, je la trouve pute parce que je suis jalouse.
Je demande à Ben comment était cet après-midi. Il me raconte, on discute, ça prend bien. Eléonore arrive, elle s’est faite belle, il faut reconnaître qu’elle est belle. Ben me lâche pour aller la voir. Ils parlent, je ne sais pas trop de quoi, peut-être de leur envie de se revoir une fois de retour à Paris.
Quand la soirée touche à sa fin, Eléonore file se coucher, prétextant que cet après-midi l’a « tuée ». C’est peut-être un signal pour que Ben la rejoigne. Un à un, les gens filent se coucher. Suzie et Sébastien sont les derniers à quitter la pièce. Il ne reste que Ben et moi. Son téléphone sonne, il s’agite dans le salon histoire de trouver du réseau. Il gueule qu’il est à la campagne, que c’est la merde ici pour capter. Je me demande qui peut bien l’appeler à minuit et comme j’en ai ma tarte, je file me coucher aussi.
Trois minutes plus tard, Ben entre dans ma chambre, toujours au téléphone, tentant de s’approcher d’une fenêtre puis de l’autre, à la recherche d’une misérable « barre » supplémentaire pour mieux entendre son interlocuteur. Je le trouve chié. Je suis là pour dormir, pas pour être témoin d’un guignol désespéré.
Il finit par se casser, gueulant toujours « allo » très fort, sans gêne, en me faisant simplement un signe de la tête d’un air de dire désolé, je sais que je suis mal poli, je te laisse dormir maintenant.
Sauf que je n’ai plus envie de dormir. Je descends plus tard chercher un verre d’eau. Je sursaute en découvrant Ben dans la véranda, fumant une cigarette. Ce qui me fait le plus plaisir, ce n’est pas de le voir, c’est de comprendre alors qu’Eléonore dort seule.
Il me lance un « ça va ? ». Je réponds à l’affirmatif. Il s’excuse pour le bordel dans ma chambre. Je dis « c’est rien ». Je me sers un verre d’eau et il s’approche de moi. « On y va? »
Oui. Il me saisit la bouche et on va dans sa chambre. Je me laisse faire, ça me donne l’impression de faire un 95 et du canoë, d’avoir moi aussi ce charme qu’ont les filles comme Eléonore. Moi aussi, je peux me faire baiser un soir. On fait l’amour, c’est plutôt pas mal. Non c’est même plutôt très bien.
Quand on en a fini, je quitte sa chambre pour rejoindre la mienne. Tu ne restes pas ? Un coup d’un soir, ça doit le rester. Je file et je m’endors sans rêver.
Au petit matin, Ben me regarde, un peu fuyant. Je ne me fais pas d’illusion. Finalement, j’ai reçu ma part de sexe, ma part de plaisir, ma part de rencontre même si elle était éphémère. J’espère juste qu’Eléonore n’a rien reçu.
C’est l’heure de partie, je m’apprête à regagner ma voiture. Ben et Eléonore sont en discussion intense, leur téléphone à la main. Il lui demande son numéro. Je me sens humiliée. Finalement, Eléonore n’était peut-être pas si facile, pas si pute. Finalement, il a pris ce qu’il a pu prendre, il a pris ce qu’il a trouvé. Il a pris celle qui est descendue chercher un verre d’eau au moment où il avait bien envie de mettre sa tête entre deux seins. Si Eléonore avait eu soif, mon vagin serait resté au sec.
Je repars déconfite, je conduis énervée. Je me sens plus que con.
Les jours passent, la vie reprend son cours. Je fuis les prochains week-ends, les idées géniales de Suzie. La peur de croiser Ben. Jusqu’à ce dimanche où Suzie me dit : « Benoît a demandé ton numéro ». Sur l’instant, je ne comprends pas. Qui ça ? Mon téléphone vibre et je lis : je me sens con, tu m’impressionnais trop je crois. J’aimerais beaucoup te revoir. Elle était vachement bien, notre nuit.