oct
2013
La dilatation du bouchon
J’arrivais tôt. Je le demandais serré. Elle me servait un café que je buvais en silence en observant la salle. Les tables étaient vides. Mais ce soir, nous les envahirons.
Je crois qu’au début, entre collègues, on y allait par flemme. C’était le bar en bas du boulot, c’était le temps d’une cigarette entre notre porte de sortie et les verres que l’on allait commander.
On n’avait pas besoin de se donner rendez-vous. On avait rendez-vous. C’était un peu notre cafét à nous, notre cafèt des séries B.
Evidemment, à l’Escale, il s’est passé mille vies.
Au départ, il y a eu des conversations de boulot, des colères, des poings sur la table, des soirs où rien n’allait. On voulait s’aérer. Jusqu’à ce qu’on trouve de nouveaux prétextes. Des réunions à terminer, des idées à développer, des projets à revoir, à trinquer, à passer.
Conversation après conversation, il y a eu des coups de foudre amicaux. Des liens qui se sont tissés, l’air de rien, d’une table à l’autre. Des secrets partagés, des envies d’enlever son costume de travail et de se dévoiler. On n’était plus vraiment collègues, on était nous.
Il y a eu mille troubles et mille promesses, mille clopes sur le trottoir à gêner les passants. Combien de fous rires, combien de briquets perdus.
Et combien de genoux qui se sont cherchés sous la table.
Combien de litres de bière descendus. Combien de : c’est la dernière, cette fois. Jusqu’à ce qu’on fasse la fermeture. On aidait la patronne à ranger les chaises sur les tables. C’était normal. En partant, on criait à demain en poussant la lourde porte et on restait devant à discuter encore. On a rarement vu le temps passer.
Sauf quand j’y ai soufflé mes bougies pour la seconde fois, peut-être.
J’ai voulu couper le gâteau en quinze. On m’a dit qu’on était moins.
Parce qu’à l’Escale, il y a eu des fins d’époques. On a fêté tant d’arrivées, mais tant de départs. Des chaises vides et des verres qu’on remplissait quand même.
Mais on a souvent fait la gueule. Si on était heureux que certains s’en aillent vers de nouvelles vies, on a parfois fait un peu semblant.
Moi aussi, je suis partie, j’ai quitté la société, j’ai quitté le rendez-vous quotidien, il y a quelques mois. Le soir de mon départ, on avait deux grammes dans le sang et on était plié en quatre devant l’expérience des bouchons de liège au micro-ondes. Je puais le départ et je me souviens avoir alors juré que lorsque j’écrirai un billet sur nous tous, sur l’Escale, je l’appellerai la dilatation du bouchon. Tout le monde a validé et on s’est séparé là-devant. Je n’ai pas pleuré. Je me répétais : je reviendrai. Bien sûr que je reviendrai. On le jure. Parce qu’on passera dans le quartier, parce qu’on s’aime sur l’instant et qu’on est certain de le faire toujours. Alors on promet.
Mais on promet de moins en moins.
Quand je reviens, il y en a toujours un qui n’est plus là. On maigrit. Certains soirs, on boit moins. Parce qu’on n’est pas fou, parce qu’on le sait. Les belles choses ne sont pas forcément faites pour durer. Je m’en veux d’un tel constat, je m’en veux de perdre en fidélité. Fut un temps, on ne concevait pas de se retrouver ailleurs ou de ne plus se retrouver du tout. Et chaque jour qui passe fait de nouveaux chemins et de nouvelles habitudes. Chaque jour détourne.
Nos tables se désertent, nos rendez-vous s’espacent. Je connais les prochains départs, je sais ceux qui filent vers d’autres vies et ne repasseront pas par là.
Je sais qu’un jour, et parce que je n’ai jamais su regarder en face les périodes révolues, j’éviterai de faire un détour par l’Escale. Si aujourd’hui, les souvenirs me tiennent chaud, le temps me volera de ce réconfort et me balancera en pleine gueule tout ce que nous ne sommes plus. Dans quelques années, le souvenir sera encore plus joli. C’est le problème de l’avant : on se dit que finalement, le soleil était encore plus beau que ce qu’on en percevait.
J’ai pas envie de faire mes valises et pourtant, je commence à les remplir sans trop m’en apercevoir. Je n’ai pas envie qu’ils fassent les leurs. Mais chacun notre tour, on change de boîte, on se barre avec d’autres projets. Dans quelques mois, on aura peut-être oublié le nom de la rue et l’odeur du savon. Les traits fatigués de chacun après une journée de boulot et si on était plutôt blonde, ou brune.
J’ai peur de ce jour où nos soirées remonteront à trop loin, où les liens qu’on aura gardés auront été triés par affinités. Pour avoir des nouvelles de l’un, on demandera à l’autre. On dira mais qu’est-ce qu’il devient ? Putain, il s’asseyait toujours ici, et tu te souviens de ce soir où il est rentré si mal. Et le soir où les deux guignols s’embrassaient dehors en croyant qu’on ne les voyait pas.
On rira, mais on rira moins fort.
C’est pas grave, c’est pas grave parce qu’on repensera toujours à nos jolies années, à nos mille pauses ici à se faire croire que c’était pour toujours et en se disant alors que si on se mentait, c’était déjà pour se consoler un peu.
J’ai rencontré des gens tellement beaux que je voudrais qu’un de ces soirs, on se retrouve tous, comme au début, que le petit escalier du fond nous fasse monter dans une grande tour, et que de là-haut, on continue de dominer le monde et d’avoir cette prétention, que notre bande, c’est la meilleure.
margot
29 octobre 2013 à 11 h 14 min (3 années ago)Merci !
Très joli texte
Myriam
29 octobre 2013 à 11 h 19 min (3 années ago)Merci Caro. J’en chialerais presque ! We are the king of the wooooorld !!!!
caramel
29 octobre 2013 à 20 h 47 min (3 années ago)c est joli… écrire ces belles relations avec tant d émotions. oui trop beau peut être pour durer….on aimerait tous connaitre l escale !!!!