Fermer les quatre ans, le 10 boulevard Arago


Je pourrais commencer par le 9 mai 2015, les copains sur le trottoir, Arthur qui porte un Marcel, Audrey qui prend des photos, Flo et Nico qui roulent des clopes. Je pourrais raconter le soleil et le nouveau boulevard, le camion qui se vide et l’appartement qui se remplit. Je pourrais raconter la première soirée, Maxime qui monte la table ronde, nos voix qui résonnent au milieu des cartons, la cuisine sans fleur et sans store, l’alcool un peu sévère qu’on a fait couler ce soir-là. Fêter la nouvelle vie, le chapitre qui s’ouvre ici, le 10 boulevard Arago. Cette adresse ne bougera jamais, je crois qu’elle est ma préférée. Je suis du genre à avoir des adresses préférées, des qui collent bien avec mon nom, qui font joli sur les enveloppes.

Je pourrais raconter le premier été, mais je ne sais plus bien. Nous étions sans doute occupés à arpenter le quartier, découvrir les terrasses, noter les boulangeries, nous aimer un peu plus fort. Nous étions sans doute en train d’apprendre le Monoprix et le Carrefour, tous ces rayons qu’on a fini par parcourir dans le noir. On ne savait pas encore les milliers d’habitudes que nous allions créer ici, le distributeur bruyant à l’angle, les sirènes des urgences entre Cochin et la Salpêtrière, le décor à l’automne.

L’automne est venu, et je pourrais aussi dire les attentats de Paris, la mine des copains et la télé allumée jusque tard dans la nuit. Les téléphones qui sonnent et le faux silence dans la pièce. Les trente ans de Mathieu le lendemain et cette fête qui n’en était pas vraiment une. Je pourrais dire le digicode à la con à cette période, 1234, les invités qui parlaient de ça parce que c’était plus facile que de parler de la veille.

Le 10 boulevard Arago, c’est neuf anniversaires à nous deux, quatre Saint-Valentin, un premier roman en librairie, deux poissons rouges et quarante-cinq mètres carré, premier étage porte de droite. Le 10 boulevard Arago, c’est un premier appartement ensemble, un parquet qui craque, le canapé qui change trois fois de place. C’est des meubles trouvés dans la rue, des piles de livres dans le couloir, une vue sur cour acceptable en hiver, déprimante au printemps. Des dimanches à rien foutre, parfois à descendre.

Descendre au Café Premier. Traverser un passage piéton comme on va à la mer. S’y rendre de temps en temps et puis de plus en plus souvent. S’y rendre tôt le matin et faire la fermeture certains soirs. Et puis écrire, écrire encore, rire et pleurer. Sourire à des visages qui deviennent familiers, retenir des prénoms, passer aux surnoms et aux confidences. Au café, j’ai rencontré des gens qui sont devenus des amis. Des gens que j’ai parfois vus en dehors même si au départ, on n’était pas sûr de se reconnaitre. Pas le même décor, pas le même goût dans nos verres.

J’aurais pu commencer par ça, par la boucle bien bouclée, par ces visages du café devenus amis et présents le jour du déménagement. Margot qui a trop chaud en pull mais ne porte pas de tee-shirt en dessous. Julie qui maintient qu’il faut retourner la commode dans le camion. Théo qui récupère les cartons que je porte à bout de bras. Je pourrais raconter les allers-retours dans la cage d’escalier, l’étrange sensation de vider là ce que nous remplissions il y a quatre ans. Raconter les trois semaines qui ont précédé, les mille au-revoirs entremêlés de promesses, cette putain de façon que j’avais de m’accrocher à ma table, incapable de réaliser que bientôt, mes journées ne seraient plus les mêmes.

Le 29 octobre, j’ai claqué la porte de cet appartement. J’ai parcouru chaque pièce et fermer les quatre ans. J’ai rassemblé mes derniers sacs, me suis rendue en face. J’ai pris un café. Je me sentais nue, je regardais le boulevard, la vie grouillait et la mienne penchait la tête.

Une page se tourne comme d’autres se sont tournées. Les pages Bonne Nouvelle et Colonel Fabien. Les pages Porte de Vanves et Porte de Saint-Cloud. Nous venons de tourner la page Gobelins, de quitter une adresse qui survivra encore dix ans sur ma carte d’identité. Je suis arrivée là, j’avais 27 ans. Je pars et j’en ai 32. J’ai vieilli, un peu je crois. J’ai appris à mieux me connaitre, j’ai réalisé ce rêve de gamine qui voulait vivre au cœur de Paris, dans un immeuble sur un immense trottoir, avec un garçon brun de préférence. J’ai connu les lumières la nuit, les insomnies bercées par les bruits de la capitale, le banc que tu squattes en bas de chez toi pour réfléchir et ne pas remonter, la certitude de ne pas jamais quitter un endroit et finalement, un jour, le dernier matin.

Nous partons pour une nouvelle aventure, loin d’ici. Le 25 novembre, nous serons dans l’avion. D’ici-là, je vous raconterai encore le boulevard et Paris, le café et la valise en cours. Après ça, je vous raconterai les autres terrasses, les rues nouvelles et nos ciels futurs. Je vous raconterai des adresses et leurs histoires.

Un commentaire Ajoutez les votres
  1. Toujours aussi plaisant à lire 🙂
    Hâte de te suivre encore et toujours dans tes nouvelles aventures.
    Elles s’annoncent tout aussi prometteuses !

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