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On a rendez-vous dans un café. Elle arrive essoufflée, elle commande sa bière, elle me dit : il s’appelle Jerem et il ira très bien dans mon appart.
Jerem, c’est pas un chat, pas un fauteuil, Jerem c’est pas un store pour mieux dormir les dimanches matins.
Jerem, c’est un mec qu’elle a rencontré la semaine dernière ou à peu près.
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J’ai dans une boîte une feuille d’automne, tombée dans je ne sais quelle rue mais sur moi. C’était il y a quatre ou cinq ans, je me promenais, je devais certainement espérer quelque chose de grand et cette feuille qui s’est mêlée à mon écharpe devait être la confirmation qu’espérer n’était pas vain. Je crois même pouvoir dire qu’elle a promis de faire du bon boulot et d’exhausser ma prière.
Je ne sais plus ce qu’elle représente aujourd’hui, à vrai dire le temps passe, les prières sont remplacées par d’autres, mais je n’ai jamais réussi à jeter cette feuille comme si elle m’avait permis d’être là où je suis, comme si elle faisait partie du décor et qu’en retirer des éléments donnait au monde de quoi s’écrouler.
Je garde tout. Les tickets de métro, les tickets de Loto même s’ils sont perdants, juste pour les rêves que j’ai pu faire en cochant six numéros. Je garde des preuves, des vieux téléphones, des vieux bijoux pourtant très laids, des vernis inutilisables, des tasses tachetées qui contiennent trop de matins et de bonnes résolutions.
Je n’aime pas me débarrasser de quoique ce soit, abandonner un objet auquel j’ai tenu ou qui tout simplement a représenté un jour ne serait-ce qu’un trajet, un instant, une envie, une déception. Je conserve, par superstition et par respect, par peur de vieillir et par peur de délaisser tant j’ai peur qu’on me délaisse.
Aujourd’hui, il y a ce sac. Acheté à Londres il y a des années. J’étais seule, l’envie de traverser la manche pour quelques jours, voir l’autre côté, moi qui déteste les autres côtés et privilégie les habitudes. Ce sac, je suis revenue à Paris avec, fière de mon périple et fière de sa petite gueule, bien assortie à mon bras, mon épaule, ma dégaine de fausse baroudeuse.
Ensemble, on a vécu. De grands espoirs, des portes bloquées et d’autres qu’on défonce, de jolies rencontres et de sales adieux. On a partagé ensemble des tas d’instants, je l’ai souvent serré fort, de peur qu’on me l’arrache. Il a parfois dormi au pied de mon lit comme pour m’assurer qu’il était bien là. Et ma carte bleue, et ma carte de transports, et mes carnets, et mes stylos, et toute cette vie qu’on traversait ensemble.
Le temps est passé sur son visage. Il n’a plus de forme, moins de sourire, moins de couleur. J’ai honte de le traîner contre moi. Et j’ai honte d’avoir honte. Il n’a jamais rien dit, lui. Je n’ai pas toujours été la plus belle, la mieux habillée, la plus classe. Et moi aussi, le temps passe sur mon visage.
Abandonné dans un coin, il attend. Je regarde la poubelle sans pouvoir, je regarde le placard sans vouloir. Je ne peux pas laisser celui qui devait rester. Et pourtant, je l’ai remplacé, je le regarde en faisant la maligne, comme pour lui dire que j’ai réussi, tu vois j’ai réussi à faire sans toi, des jours que tu dors ici. Je fais ma maligne mais je fais pitié. Parce que la vérité, c’est que le planquer et le foutre hors de ma vue m’attaque légèrement.
Si je pouvais le raccrocher à une branche ou le ramener à Londres.
Alors voilà, cher sac, tu as trouvé un petit coin sur le parquet, tu ne gênes personne ou peut-être l’aspirateur. Tu iras peut-être au placard mais aujourd’hui, je n’ai pas pu prendre de décision. Te jeter est difficile mais sache-le, c’était si bon que tu sois là ce 10 juin dernier.
Je suis née moche, trois kilos, maladroite et bordélique. Je pense être sortie du ventre de ma mère à l’envers et le tee-shirt tacheté de café.
Petite, j’adorais les papiers. Je n’aimais pas faire des tas, j’aimais les étaler sur le sol. J’en foutais partout, j’en collais aussi au mur. Mes parents pensaient que ça laissait présager une vocation dans le secrétariat ou les PPT. Que dalle, ça signifiait simplement que j’avais le bordel dans l’âme.
Quand je terminais un livre, je le rangeais par terre. Quand je retirais mes chaussettes, je les mettais au sale sous le lit. Quand j’utilisais un mouchoir, je le jetais à la poubelle sur mon bureau.
Mes parents me demandaient régulièrement de ranger ma chambre. Je refusais prétextant qu’il était hors de question d’accomplir une telle mission pour « des gens ». Que j’étais d’accord pour mettre de l’ordre mais seulement pour moi. Qu’est-ce que j’aimerais encore penser comme ça à presque trente ans.
Avec le temps, j’ai appris à ranger mais j’ai encore une définition assez floue d’un appartement bien en ordre. Je ne vois pas le problème avec les piles de livres qui jonchent au sol et la vaisselle qu’on ne fait pas immédiatement après le repas. Un pot de crème hydratante posé sur l’imprimante, c’est comme un poivrier dans le salon, c’est plein de vie.
Parce que comme tous les gens désorganisés, je clame haut et fort que je m’y retrouve dans ce joyeux bordel. Je sais que la télécommande est dans le frigo et mon écharpe dans les toilettes. Je ne vois pas le problème, c’est toujours mieux qu’une écharpe dans le frigo et une télécommande dans les toilettes.
Evidemment, je suis aussi maladroite. Je fuis les verres de vin quand il s’agit de les laver, pas de les boire, je fais toujours tomber mes mille gels douche quand je me lave, je me brûle quand je sors quelque chose du four, je perds les post-it sur lesquels j’ai noté des choses importantes et je marche souvent sur les pieds des gens quand je leur fais la bise.
Je vis très bien mais à chaque fois que je fais un bain de bouche, j’ai peur de l’avaler comme par réflexe. Je me dis qu’un jour, je serai peut-être victime d’une mort bien con à cause de tout ça.
Pourtant, je suis une fille ponctuelle, je n’ai jamais perdu mes clés, je paie mes impôts à temps même si c’est la veille, je sais qu’il traine une pile neuve dans un pot lui-même dans un pot dans la cuisine, je prends ma pilule à heure fixe, je n’ai que trois chaussettes orphelines et je n’ai pas oublié le mot de passe de mon blog même si je vous écris un peu moins en ce moment.
C’était donc un billet d’excuses un peu maladroit.
Je réponds aux appels inconnus et même aux sondeurs de Bouygues Télécom. Je tiens la porte aux vieilles dames, et même aux jeunes, je ne vole pas dans les magasins, même sans antivol, même sans vigils, pas chez les gens, pas à l’hôtel, même pas les petits savons et surtout pas les serviettes de bains.
Je m’excuse quand je n’ai pas la carte de fidélité, quand je suis en retard sur mon avance, quand je bouscule dans le métro mais surtout quand on me bouscule. Je me remets en question quand je marche sur un pied et je culpabilise quand je me couche tard.
Je salue ceux que je croise, je souris un peu trop, je déborde de bonnes manières et d’une belle éducation, je remercie le ciel tous les jours même si je doute de ce qu’il cache, j’offre des verres même quand j’ai soif, j’offre mon temps même quand j’en manque.
Je paie mes impôts à l’heure et j’ai l’impression de gagner de l’argent quand la sécu me rembourse. Je paie mon loyer comme il faut, je laisse des pourboires, je mange des pâtes cuissons rapide quand j’ai peur de ne pas finir le mois et je le finis.
Je rends dix euros quand je dois huit euros, je suis honnête, je ne fais pas de coup bas, de coup par derrière, je rappelle la banque quand je la loupe, j’accepte les conditions, les devoirs, les lois, les règles. Je marche droit et sans râler, j’accepte le système.
Mais le système ne m’accepte pas. Je me lève à l’heure qui me convient, je traîne tard si j’ai envie, et même en pyjama, et sans me brosser les dents. Je bosse aux heures qui m’appellent, la nuit comme très tôt le matin, sans trop compter, je me fais des dimanches les lundis, des lundis le samedi, j’ai un emploi du temps, avec emploi et beaucoup de temps. J’écris, je travaille, je réfléchis quand ça me chante, dans les cafés, dans la rue, dans mon canapé. Je n’ai pas de patron, très peu de réunions et aucune fiche de paie.
Je suis payée, par petits bouts, selon le contrat et peut-être la météo. Je ne reçois pas ma paie le dernier jour du mois, parfois un peu avant, parfois assez pour faire les magasins quand les autres ne peuvent plus suivre.
J’ai le luxe d’être libre mais a priori, je n’ai pas celui de trouver un appartement. Je gagne ma vie, je ne crève pas de faim, je donne l’argent qu’on me demande, je le prévois et le surveille. Mais je n’entre dans aucune case.
Ce n’est même pas la peine de faire la visite mademoiselle. Votre dossier ne passera pas.
C’est vrai, ça ne sert à rien d’être polie et carrée, ça ne sert à rien d’être généreuse et sérieuse. On va quand même pas filer un appartement à une fille qui se la coule douce à écrire de chez elle sans revenu régulier. On s’en fout qu’elle ait les moyens de payer, elle n’a pas de contrat à durée indéterminée.
Elle va rester là, avec ses envies de plus grand et peut-être que demain, elle va frauder dans le métro parce qu’à la longue, elle se demande à quoi ça sert d’être bien propre sur elle.
Oui, ça a été trop loin, tu as besoin d’un homme, d’un homme qui t’apporte ton café le matin, qui sache que tu ne le sucres pas, d’un homme qui t’envoie des messages pour savoir comme ça se passe au boulot ou dans ta famille, d’un homme qui te situe, qui te regarde chaque jour comme s’il te découvrait. Tu as besoin d’un homme qui aime le dimanche et t’apprennes à aimer le lundi, d’un homme qui t’embrasse quand tu pars travailler et frémit à l’idée de te retrouver quand tu rentres. Un homme qui te saisisse par la taille quand vous montez dans le métro et qui te serre fort dans ses bras, agite des clés dans sa poche et te dise on part à Deauville Marion, on part maintenant, t’es belle, avec ou sans cernes putain, t’es belle, je vais prendre soin de toi. T’as besoin d’un homme qui te prend pour qui tu es, avec tes peurs, tes nuits blanches, tes projets, tes rêves, ton énergie. Voilà Marion, t’as besoin d’un homme qui te respecte. Pas qui te quitte, comme ça, hier soir et n’importe comment. Son discours n’avait pas de sens, tu réalises que son discours n’avait pas de sens. T’as pas besoin d’un mec torturé, qui se pose mille questions à la seconde, t’auras pas de réponse pour lui. T’as besoin qu’on s’occupe de toi Marion, qu’on fasse attention à toi comme tu fais attention aux autres. Il t’a prise, retournée, il a joué et toi. Tu pleures, je sais que t’as besoin de pleurer, je sais le mal que ça fait et les jambes qu’on ne sent plus mais ça va aller, Marion.
Tu vas sortir de là, te retrouver, avec ton thé, ton thé préféré, que tu vas aller acheter demain. Tu le regarderas, ton thé, fumant, impossible à boire, tu te diras peut-être un instant : qu’est-ce que je fous là, seule, avec ma clope, en tailleur et ma flippe du lendemain ? Mais c’est pas grave, tu auras près de toi ton futur, assis, relâché dans le coussin sur ta gauche. Tu ne le verras pas ou très peu. On ne voit jamais le futur, surtout quand il s’appuie sur un coussin. Parfois, il y a comme de la buée partout, dix lanternes sans vie, c’est flou ou obscur, tes pieds se prennent dans les branches, tes jambes se font griffer ici-et-là, tu te sens con, tu ne sais pas où tu marches et pourtant. Il est là ton futur, il est là ce jour nouveau où tout ira mieux, où tout sera plus limpide. Il y aura cet homme tout neuf, en tailleur aussi, sur ce coussin peut-être, qui se fera un thé avec toi et qui te dira. Te dira que t’es jolie, que tu rayonnes, que la vie à tes côtés, c’est beau et sans encombre. Il se demandera même comment il faisait avant toi. Mais ça, il n’osera peut-être pas te le dire, il y a des choses qu’on ne dit pas, il y a des mots inutiles et des actes importants.
On s’en fout Marion des mots, il t’a blessé hier, mais putain les mots c’est n’importe quoi, on s’en fout qu’il ait rompu ou pas rompu, qu’il ait vingt cases dans son cahier des charges, que les filles doivent remplir, on s’en fout tu vois. Ce que tu veux, ce qui importe, ce sont des gestes, c’est le câlin bien placé, le canapé qu’on envahit à deux, et en silence. On ne se dit rien mais on sait qu’on est là pour la soirée, les prochaines et la vie. T’as besoin de preuves, réelles, t’as besoin qu’il goûte ton thé avant pour ne pas que tu te brûles. Tu sais que ça veut dire je t’aime ça ? Un mec qui s’y colle, un mec qui la saisit ta tasse pour éviter que tu t’ébouillantes, ça veut dire je t’aime. C’est dans le code des mecs amoureux qui aiment le thé. Je le sais, c’est comme ça, tu me crois d’accord.
Respire Marion, respire, et pose un peu ta tête sur mon épaule, voilà. Regarde là-bas et écoute, il y a un peu de soleil et une vie qui t’appelle. Ce n’est pas elle qui manque de voix, c’est toi qui ne l’entends pas encore.
Depuis Montmartre, nous regardons Paris. On se connaît depuis quelques heures, j’ai l’impression qu’on se connaît depuis quelques vies.
Tu devais me ramener chez moi vers trois heures du matin. Finalement, nous sommes toujours assis ici, devant le jour qui se lève. Il fait un peu gris, je l’aime ce gris, autant que le vert de ton tee-shirt contre lequel je me réfugie.
Tu me proposes un café, parce qu’on est déjà dimanche matin. Je te réponds que si on les commande aussi serrés que le sont nos cœurs, on risque bien de faire la grimace. Alors tu tords ton visage dans tous les sens et m’embrasse dans un fou rire.
On descend les marches pour retrouver la ville et nos gobelets à la main quelques minutes plus tard, on se retrouve devant le petit portail d’un jardin qui semble tenu secret.
Puisque tout le monde dort et puisque nous sommes bien vivants, puisque les règles valent pour ceux qui ne prennent pas le temps de s’aimer, nous passons par-dessus le petit muret.
J’ai le cul à moitié sur une chaise, à moitié dans le vide. Je me demande si c’est ici que notre histoire prendra tout son élan, si c’était ici que nous ferons mille apéros et mille projets. Un lieu de promesses, un lieu qui recentre, depuis lequel nous sommes seuls au monde mais où nous parlons peut-être un jour de devenir trois.
Je n’ai jamais ressenti ça mais ai-je le droit de te le dire. Ton visage m’est familier, je connais tes mots avant même que tu ne les lâches, j’anticipe tes sourires, tes doigts qui dégagent les cheveux de mon front. Je connais déjà notre futur appartement, le canapé dans lequel on se racontera nos journées.
Je ne suis pas folle ou si peu. Je suis amoureuse et déjà. Tu ne le sais pas encore, ou bien tu le devines, mais ma vie manque de rose depuis des mois. Depuis des mois, je me bats, pour trouver un boulot correct qui me donnerait envie de me lever le matin, pour changer de logement, sans cafards et sans squatteurs l’étage en-dessous, pour aider mon père à supporter la maladie. Non vraiment, ça fait des mois que je rame. Des mois que les jours se suivent et ne me donnent plus aucun plaisir. J’ai le droit de te dire que tu es un de mes plus beaux dimanches ?
Tu me regardes avec de grands yeux. Toi aussi tu découvres quelque chose ce matin. Tu ne sais pas trop quoi. Quelque chose qui varie entre l’amour et la passion, la joie de rencontrer quelqu’un et celle de déjà l’avoir à ses côtés.
Nous sommes si sûrs. Dans ce petit jardin.
Et le froid me traverse. Je me souviendrai longtemps de cette nuit-là, de la chair de poule sur mes bras et du 18ème arrondissement comme début d’une histoire sans fin.
Voilà. Voilà ce que j’ai ressenti quand on s’est rencontré, je n’ai rien inventé, le gris sur les toits, le gris dans le jardin, le gris qu’on aimait bien.
Tu m’écoutes ? Tu m’écoutes quand je te raconte, quand je te refais le film de l’histoire que t’es venu péter en l’espace d’une minute ? Tu me l’as prouvé, sans cesse et à chaque instant, pendant trois mois, que tu la voulais cette histoire. Tu mentirais donc à ce point ? Mais t’es qui, en fait ? Je pensais te connaître moi.
Je pensais vraiment que notre canapé il serait en cuir.
Bref, allez maintenant dégage, ça sert à rien de me demander de me lever là, toi et tes petits copains en uniforme, je ne bougerai pas de là, vous auriez pas une clope sinon, c’est mon jardin, mon petit muret, ma petite maison depuis que t’es parti et que je n’ai plus nulle part où me réfugier. Fermez bien la grille en partant, j’ai un peu froid.
Un jour récent, on a dû parler d’épilation de foufoune et j’ai trouvé que c’était notre conversation la plus cul qui soit. On ne parle jamais de sexe avec ma mère, d’ailleurs je ne crois pas l’avoir entendu prononcer une fois le mot sexe.
Il me semble pourtant qu’elle sait ce que c’est mais je n’ai jamais osé lui demander. C’est ma mère.
Quand on était gamines, avec ma frangine, plantées à l’arrière de la bagnole, on pouffait comme des baleines quand, les yeux plantés dans le rétroviseur et les mains crispées sur le volant, elle entreprenait un créneau en disant « Il faut que je fasse attention à la bite ».
Elle était tellement sérieuse qu’on ne savait plus si bite était un mot de cour de récré, un peu comme couilles et connasse, ou un réel petit poteau au coin de la rue.
Devant la télé, en famille, on l’entendait parfois dire à mon père de changer de chaîne « parce que là quand même », alors il s’exécutait. C’était un peu notre façon de parler cul tous ensemble.
Ma mère est du genre à dire à table que la sauce de mon oncle est très bonne, en piquant dans sa paupiette. On sourit entre nous, elle sourit sans trop comprendre. Quelques minutes plus tard, mon frère lui fait un dessin, tout s’éclaire et elle nous trouve très vifs d’esprit.
Ma mère est sage-femme. Je me dis que dans le monde des sages-femmes, le sexe n’est peut-être que poésie parce qu’il rime avec gestation et mise en monde
Alors voilà, si on ne parle jamais de cul, son métier et le mien parfois nous y entraînent. Il y a peu de temps, on discutait périnée et plaisir sexuel pour un de mes sujets.
Elle m’explique alors certaines choses, en faisant toujours très attention à ses mots. Puis vint le moment où je crois comprendre qu’elle essaie de dire « éjaculation ».
« Tu sais quand l’homme il… bah il… quand l’homme il… ».
Sa voix cherchait. Heureusement qu’on était au téléphone, je l’imaginais très bien mimer quelques gestes pour me faire lire dans ses pensées.
Soudainement, elle trouva le bon mot, la bonne métaphore, l’expression parfaite. Elle reprit sa phrase, si fière et hautement soulagée de ne pas avoir à dire l’indicible : « Tu sais quand l’homme il… bah il… enfin il CRACHE quoi Caro. »
Le jour où ma mère a parlé comme dans un porno en pensant faire une métaphore du pays des merveilles.
Nous sommes assises sur un trottoir. Le soleil réchauffe le bitume et nos jeans noirs. Son cœur un laissé-pour-compte.
Les yeux plein de larmes, elle répète mon prénom. Elle me demande pourquoi. Une fois, deux fois, trois fois, et se lève. Elle jette son mégot à terre et tape du pied. A côté.
Non, mais je suis à côté de la plaque ou quoi ? Qu’est-ce qui cloche chez moi ?
Ses mains se précipitent à son visage et dévalent son corps en une seconde. Elle me supplie de la regarder. Elle me demande si elle est grosse, moche, si ses fringues sont douteuses ou ses seins trop petits.
Je lui dis qu’elle est très bien. Que l’amour qui foire, ça n’a rien à voir avec une paire de nichons. Il les a serrés, tes seins, non ? Bon.
Elle pleure. Parce que les histoires se suivent et se ressemblent. Parce que les mecs qu’elle croise prennent le temps de noter son numéro de téléphone, de s’en servir, de fixer un rendez-vous. Parce qu’elle s’y pointe et qu’elle met beaucoup sur la table. Parce qu’elle se bouffe ensuite une tête de lit et une messagerie vocale, que la relation vacille entre quelques jours et quelques jours, s’achève dans un strict silence qui fait mourir un petit plus chaque fois.
Tu vois, qu’elle me dit. Tu vois bien. C’est comme ça depuis deux ans. Des bouts de rencontres et des bouts de draps et après. Je n’ai jamais fait de projets avec quelqu’un. Tu me dirais ce que ça fait ? Que de vouloir s’installer ensemble ? J’ai forcément quelque chose qui repousse. Tu ne crois pas que c’est ma gueule. Peut-être que je suis sale, peut-être que je n’ai pas assez d’humour. Pourquoi aucun homme ne veut rester ? Qu’est-ce que j’ai, qui fait fuir ?
Elle saisit son téléphone et relit le message de rupture. Propre. Toujours les mêmes mots, toujours les mêmes chutes.
Elle me dit qu’elle a trente ans. Je le sais. Que c’est désespérant, tout ça. Que ce n’est pas normal de chercher autant l’amour sans jamais tomber dessus, d’errer en soirée les fesses rebondies et le cœur prêt à tout, de rentrer déçue, toujours, encore. Lasse.
Elle s’assied à nouveau. Elle prend sa petite voix, la plus fragile. Vous me faites chier à tous me dire que ça va venir et que chaque pot a son couvercle. Ce sont des foutaises. Personne veut être mon couvercle, je suis franchement un pot en déroute.
J’ai envie de lui dire qu’elle est belle. Qu’elle est vraiment belle. Que ça viendra, le chemin, le destin, l’homme, les débuts, les premières fois, le quotidien, les envies, les soirées télé et les grands projets pour demain. Qu’un jour elle hésitera des heures entre « Zoé » et « Cléa » pour le prénom du premier.
Mais je ne dis rien. Parce qu’elle ne me croirait pas. Je l’écoute et je me dis que le plus rassurant dans tout ça, c’est que toutes celles qui vivent aujourd’hui une belle histoire d’amour ont un jour et très certainement, douté comme elle.
Il faisait encore jour il y a quelques minutes. Assise en tailleur dans mon lit, j’ai vu le soleil tirer sa révérence. J’ai des fourmis dans le pied droit. Un début. Et le téléphone sur la table qui ne sonne pas.
Il ne bouge pas. Moi non plus. Il est mort, moi aussi. J’imagine qu’au moindre son, il m’esquissera un sourire, j’imagine qu’à sa prochaine manifestation, je lèverai de là mon gros cul.
Je n’ai pas faim, je refuse de dîner.
J’ignore depuis combien de temps je suis ici à guetter. Tout le week-end, peut-être. Le pire n’est pas d’attendre. C’est d’apprendre à attendre.
Je progresse. On s’occupe vite dans son lit à attendre qu’un garçon rappelle.
Barbu. Plutôt barbu. De ce que j’en voyais dans la pénombre du bar. On a échangé quelques mots autour de nos bières. Il avait de la mousse au bord des lèvres et un scooter pour me ramener. Et une grosse main pour bien me la coller aux fesses.
Derrière lui, j’étais un peu remuée. Trop d’alcool. On s’est alors arrêté un peu avant chez moi. Il m’a rassurée et il m’a embrassée.
Il m’a traînée un peu plus loin et bien planqués, on a fait l’amour sur un coin d’herbe. Je ne couche pas le premier soir, je couche la première heure.
Je suis rentrée à pied en me répétant son numéro de téléphone pour ne pas l’oublier. Le lendemain matin, je lui ai envoyé un petit mot.
Il m’a proposé d’aller manger un morceau le soir-même. J’ai une haine plutôt prononcée pour les gens qui mangent des morceaux. Peu importe, j’ai accepté. Nous avons passé un bon moment.
J’ai appris son prénom. Julien.
Normal. J’ai donc mangé un morceau avec Julien.
Nous avons ensuite pris quelques verres, pris le scooter, pris son escalier, pris une capote, pris notre pied dans sa piaule.
Depuis, c’est le vide.
Il fait le mort là. Plus personne. Plus de nouvelles. J’ai bien essayé d’appeler.
Je veux bien aller manger des morceaux moi. Mais son silence me coupe l’appétit. En attendant, je bois des litres de café, je me fais palpiter le cœur.
Puisqu’il ne s’en charge pas.
Depuis quand largue-t-on par silence. En même temps, deux soirées, ça n’impose peut-être pas plus de respect que ça. Je veux dire, comment larguer quelqu’un avec qui on n’a rien vécu.
J’ai été quoi. Un dernier verre. Une distraction.
Elle est belle la distraction. Elle s’emmerde depuis des jours chez elle. Elle se regarde, elle se trouve moche. Elle a fait quoi ? Pour qu’on l’oublie aussi vite qu’on l’a connue ? Elle avait l’air bête ? Peut-être sale ?
Un mec qui ne rappelle pas n’est pas intéressé. Putain, mais la vraie question est : pourquoi n’est-il pas intéressé ? A tous les coups, c’est ma gueule ça.
Je n’ai plus de force. Point de non-retour. Alors doucement je prends mon téléphone, alors doucement je me lève. Et tranquillement en approchant la fenêtre, je le jette sur la terrasse, je le vois se décomposer, s’éventrer. Au moins je saurai pourquoi on ne me rappelle pas. Il faudra juste expliquer à papa pourquoi j’ai pété son téléphone en mille, mais depuis le temps que je lui répète qu’à seize ans je pourrais bien en avoir un quoi.
Ligne 6, je pose ma tête sur son épaule.
Il y a ma gueule qui se reflète dans une publicité. Et ses deux mains posées sur ses deux cuisses. Il ne bouge pas, pas même un petit doigt, pas même mes cheveux qui lui piquent le visage.
Elle était bien cette journée, elles étaient bien ces dix heures à ses côtés. J’ai aimé qu’on traverse Paris, qu’on se marre sur les Boulevards, j’ai bien aimé le café dans lequel nous nous sommes arrêtés. Le serveur nous regardait un peu curieux, comme premier témoin d’une histoire naissante.
Il voyait bien que l’on n’osait pas tellement.
Un mois qu’on se dévore des yeux et par messages, un mois que nos soirées poussent jusqu’au bout, un mois que l’on finit par louper les derniers métros et prendre deux taxis bien différents.
Je pense à lui le matin, je pense à lui le soir et mille fois dans la journée. Il vit au même rythme, il me le prouve à chaque fois qu’il m’appelle, qu’il prend le temps, celui de me demander comment je vais, de veiller à ce que ma journée me convienne plus ou moins. Et pourtant, je ne connais pas le goût de sa bouche, à peine l’odeur de la lessive qui pourrait bien flotter dans son appartement, je ne connais pas son lit, la couleur de ses draps, le confort de ses oreillers et s’il sucre, et de combien, son café le matin.
Il est là, chaque jour et à deux centimètres, les mains dans les poches qui ne tentent même pas d’hésiter. Je ne sais pas s’il a peur du vide ou s’il lui fait encore du dos.
Alors j’aimerais. J’aimerais que ce soir il me propose de descendre à sa station. Qu’il me fasse voyager de la sortie numéro deux à sa cage d’escalier, qu’un baiser me surprenne marche quatorze, qu’il m’appréhende, me soulève, qu’il me dise à l’oreille qu’il n’y a que du bon qui nous attend et s’il a mis du temps à oser, aujourd’hui il est lancé.
J’ai envie de dormir les yeux sous son plafond, la tête contre son torse, le corps dans son tee-shirt. J’ai envie d’être paumée au réveil, de ces matins où l’on ouvre une fenêtre qui ne nous appartient pas, où l’on découvre, sur rue ou bien sur cour, un autre moment de vie, un décor inconnu qui nous deviendra peut-être familier. J’ai envie de chercher un verre dans son placard, d’en ouvrir dix, de sourire en découvrant ce qu’il y entasse.
Je relève ma tête à Quai de La Gare. C’est beau Paris. Je me supplie de dire quelque chose, je me supplie de lui attraper la main s’il n’attrape pas la mienne.
J’attends ce premier baiser qu’il n’attend peut-être pas. J’ai la sensation parfois de me planter en beauté, de voir comme des signaux qu’il n’envoie pas.
Il se lève, me souhaite un bon retour, me demande de lui écrire quand je suis bien arrivée.
Déconfite et à ma place, qui ne bouge pas et ne trouve plus d’épaule, j’acquiesce mais je fais semblant, je lui souhaite de bien rentrer également et je cherche mon casque pour m’engouffrer dans une éternelle chanson.
J’hésite entre une qui fait chialer ou une qui donne à vivre et soudainement, le doigt hésitant entre deux morceaux, il y a comme le doigt de celui qui n’hésite plus et écrit quelques mots, me demandant de descendre à la station suivante pour finalement le rejoindre, s’il n’est pas trop tard.
J’ai eu peur qu’il soit un jour trop tard mais ce soir il est encore temps.