Le blog d'Ovary

Si elle n'existait pas vous l'auriez inventée

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Coup d’un soir

Il a une belle gueule mais une gueule de queutard.

Le mur de sa cuisine, celle d’un mur qui s’est bouffé cent nanas. Cent traces, cent traces de filles qui n’ont pas été rappelées, qui l’ont traité de connard le lendemain – le mec, pas le mur – en prenant l’apéro avec les copines. Cent filles qui ont quand même tenté de le relancer un peu plus tard et qui, s’il a répondu, se sont fait baiser une seconde fois.

Sauf que quand tu es en position de cent-unième, t’as beau te dire qu’il a une gueule de queutard, tu pars du principe que les filles qui sont passées avant avaient des gueules de filles qu’on ne rappellent pas.

Avec toi, il ne jouera pas.
Parce que toi tu vas le faire changer.

La première fille qui affirme ne pas avoir pensé une fois pouvoir transformer un queutard en prince charmant est une grosse menteuse.

Voilà.

Généralement, tu commences par te dire qu’il faut lui résister pour le faire courir. Le faire vraiment courir. Si tu tombes toute cuite dans son lit, cheveux ébouriffés et culotte aux genoux, tu es morte.

Alors forcément, tu la joues un peu « détachée ». Ce truc que te disent tes copines, très sûres d’elles : fais la fille « détachée », prends des airs « détachés », réponds-lui de façon « détachée ». Parce qu’avec les mecs comme ça, faut vraiment être nana « détachée », tu vois ?

Détachée, détachée, tu obéis et ça va durer plusieurs semaines. Tu t’en tires pas trop mal pour une rêveuse. Il t’écrit des messages très travaillés entre le : je te complimente mais je suis un peu froid mais je te complimente mais je suis inaccessible mais on se voit bientôt.

Il joue aussi. Il y a des smileys. Des LOL. C’est la merde.

T’as beau savoir que ça veut dire : on va juste baiser, tu te surprends quand même à répondre avec un certain niveau, à lui demander comment il va, à parler de ton boulot, bref à vouloir tisser des liens avec la tête avant qu’il n’en tisse seulement des éphémères avec ton clitoris. Tu idéalises la bête, tu imagines son cœur jusqu’ici invisible, pensant que le jour où tu le décrocheras, il y aura comme des pépites d’or partout dans ton appartement et que tu vivras heureuse jusqu’à la fin de tes jours. Parce que le truc, c’est qu’il est beau. Tu veux la plastique, tu as juste deux trois détails à régler concernant son état d’esprit et sa vision de la vie à deux.

Deux trois détails qui te poussent à aller chez lui. A craquer. Mais craquer après un mois, c’est correct. T’as été assez « détachée », peut-être assez pour l’intriguer autrement qu’avec ton cul. Tu te dis que peut-être, oui peut-être, vous allez rigoler, boire un peu, vous découvrir et penser que se toucher, c’est trop tôt.

Sur place, vous rigolez trop peu, vous buvez plutôt beaucoup, vous décrétez que se découvrir c’est beaucoup trop tôt mais que se toucher pas du tout. Enfin, il décrète plus que toi et comprenant au bout d’un certain temps que non, tu ne changeras pas un homme ou du moins pas celui-ci, tu fais une croix sur le « faire connaissance », sur le « faire l’amour » et tu optes avec lui pour le « baisons ».

Mur de la cuisine et tralala.

Le problème, c’est que même si tu comprends bien que t’es une fille comme les autres, plaquée contre le mur et incapable de faire basculer son coeur tandis qu’il fait basculer tes reins, tu espères encore.

Tu espères pendant le petit câlin qui sonne faux après l’amour que sa belle gueule, tu la reverras.
Tu espères quand le lendemain matin il te tend une serviette pour la douche que sa belle gueule, tu la reverras.
Et quand il te donne un café, tu imagines que c’est comme un premier matin d’amoureux parce que finalement, tu ne les connais pas trop les codes des one-shots.

Tu espères jusqu’au bout que tu es capable de troubler, de changer, de faire réagir.
Surtout si tu ne le recontactes pas, toi. Parce qu’être « détachée » tu sais faire maintenant.

Alors en partant de là, satisfaite de t’être amusée, tu entretiens un petit espoir en foulant les trottoirs de Paris, petit espoir qui lui se confronte à la réalité : après réflexion, on peut se faire baiser et recevoir tout de même un café chaud au réveil. Tu n’es que cent-unième, maigre statut et tu l’acceptes. Un peu de ta trace sur son mur, tes poches de jean à hauteur de deux-cents autres poches de jean. Tu es comme toutes ces filles, perdue dans une masse, un prénom presque oublié.

C’est quand tu te fais vraiment à l’idée et que tu répètes en boucle que toi aussi après tout « Tu as tiré ton coup et basta » que tu reçois un message.

Tu vois son nom et tu trouves ça inespéré.
Te recontacter, voilà, quelques heures plus tard.
Peut-être te demander si ça va, et sûrement te dire qu’il a passé une bonne soirée.

Finalement, tu as peut-être ce truc qui fait changer les hommes. Tu vois déjà tes copines fières d’elles, fières de leur leçon de « détachées », à te demander ce que tu as fait d’autres pour le rendre fou, comme ça. Et toi qui répondra que ça se discute pas trop, le feeling, tout ça, et que oui un jour on donne envie à un homme de se calmer et de parler d’amour.

Tu ouvres le SMS.

Et puis tu lis.

« Tu as oublié tes lunettes. »

Fratrie

Je vous attachais dans la voiture et me plaçais entre vous deux. Quelques minutes plus tard, vous vous endormiez sur mon épaule ou contre la vitre.

Vos bouilles d’enfants qui se réveillaient au prochain péage n’ont pas changé.

Je vous regarde, vous avez dix ans de plus et des mots d’adultes qui répondent aux miens. Vous râlez, parce que la vie ce n’est pas ce qu’on vous en avait dit.

C’est vrai, j’aurais pu. Vous prévenir mais vous prévenir de quoi exactement.

Je n’ai rien dit. Pas quand on se promenait le dimanche après-midi, pas quand le printemps battait son plein et que vos jambes courraient pour mille. Je n’ai rien dit, de ces soirées dans vos chambres, à se marrer pour des conneries, réplique de film sur réplique de film. Les murs étaient roses, jaunes, grands. On était à l’abri, il faisait toujours bon et le jardin qu’on regardait par la fenêtre n’en finissait jamais.

Je n’ai jamais rien dit et même quand je vous ai entendus pleurer vos premiers chagrins d’amour derrière les portes de vos chambres.

J’aurais pu, peut-être. Vous raconter que le soleil un jour n’existe plus, que la nuit tombe souvent trop tôt et que les amis ne répondent pas toujours. Que l’amour est fait de mille batailles, qu’on ne les gagne pas toutes et qu’on s’écroule parfois sur des bancs, comme ça, le regard au ciel et le poing qui tape dans le vide.

Vous dire qu’on se sent vieillir, que la liberté est sans garantie et qu’un jour ou l’autre on finit par se sentir seul, que Paris devient trop grand et les trottoirs un peu trop larges.

On ne mange pas du sucre toute sa vie, le dimanche n’arrive jamais rapidement, d’ailleurs on finit par moins l’aimer.

Les premiers verres d’alcool font décoller, les suivants regretter.

On ne s’endort plus parce qu’on se pose trop de questions, on ne trouve jamais les réponses mais on continue de tourner en rond. Tous les soirs se ressemblent, on se prend les mêmes murs et c’est le même front qui saigne.

J’ai préféré, et longtemps, vous dire que la vie c’est drôle, que l’amour se rencontre tous les matins, que les vacances sont toujours demain. J’ai encadré tous vos dessins et promis que vos soleils, en haut à droite aux longs bâtons, resteraient.

Je vous ai protégés, comme j’ai pu ou bien voulu, j’ai fermé ma gueule les soirs de colère en vous disant que je n’avais rien, que personne n’a jamais rien. La mort n’existe pas, on ne prend pas d’âge, jamais de claques et jamais l’eau.

Je n’ai rien dit, jamais, parce vous étiez beaux. Parce que vous êtes beaux et que personne n’a le droit de vous tâcher, même pas cette putain de vie.

On se voit ?

Je m’approche de mon écran. Je parcours son visage, un peu ses cheveux. Certains soirs, je m’attends à voir surgir un épi ou un grain de beauté que je ne connaîtrais pas.

J’ai une image de lui qui s’est forgée sur trois photos de profil. Et je préfère la deuxième.

Depuis une semaine, on s’envoie des messages. Ils sont assez rares et plutôt maigres, mais ils sont. On a partagé trois anecdotes, le contenu de nos samedis, nos métiers et nos quartiers, notre date d’inscription et seulement trois de nos hobbies.

C’est comme ça qu’on dit en ligne, « des hobbies ».

J’adore cuisiner, il est de ceux qui aiment manger.
S’en tenir à ce genre d’informations suffit à me dire qu’on se complète.

Alors j’imagine qu’il préfère les places contre la fenêtre parce que je suis une fille côté couloir. Qu’il est rassurant parce que je ne suis jamais rassurée. Qu’il est feuilles d’artichauts, moi qui suis plutôt cœur.

Et je m’endors en pensant à ses bras. C’est plus facile d’imaginer des bras que d’inventer un son de voix, de sentir comme un souffle chaud dans mon cou que de respirer un parfum dans le sien.

J’ai sommeil et nous avons rendez-vous demain.

J’ai peur. De qui il sera mais surtout de qui je serai. De ce que nous sommes vraiment, dans la vraie vie, dans ce bar, dans ce mardi soir, dans cette rue que nous ne partagerons que de moitié avant de se séparer.

Je préfère ne pas y penser. Je préfère m’en tenir à aujourd’hui. Parce qu’aujourd’hui, lui et moi ne sommes que possibles.

On verra bien demain. Je l’ai attendu ce demain et soudainement, il survient un peu trop vite.

Je tremble. Il n’y a plus de rêve, il n’y a qu’une réalité. Je suis dans le métro, plus tellement sur ma chaise. Je me sens à la fin de quelque chose. Et pourtant, ce n’est qu’un début.

J’ai la sensation d’aller rejoindre un inconnu, sans épi et sans grain de beauté, un parfait inconnu dont j’ai dressé mille portraits, avec qui j’ai imaginé un futur et dont je ne connais rien du présent.

Et s’il était con.

Je voudrais. Je voudrais qu’on m’appelle pour aller boire un verre ailleurs, je voudrais un dégât des eaux, une obligation de rebrousser chemin, je voudrais une excuse, un numéro de téléphone mal donné, une faute de frappe et de trop, un avion à prendre ou un métro loupé, je voudrais un ex qui rappelle, un accouchement imminent ou une amie à secourir.

Je voudrais être partout, mais surtout pas là. Plantée à l’angle, l’angle où il m’a donné rendez-vous. Je me demande ce que je fous là, pour voir qui et surtout quels bras. Je les ai imaginés grands et forts, je ne veux pas vérifier, je n’ai plus rien à vérifier. J’ai plané huit jours, c’était bien de discuter huit jours, c’était comme une berceuse ou un anxiolytique, c’était pour bien dormir et se sentir un peu jolie le lendemain.

Finalement, c’était bien avant.

J’ai voulu, attendu, idéalisé surtout. Et maintenant je suis paralysée par la peur d’être déçue ou la peur de décevoir.

Mais j’ai aimé, tu sais. Trembler quand tu étais « en train d’écrire un message ». J’ai aimé les notifications, les mots bien écrits, les fautes d’orthographe que tu ne faisais pas, j’ai aimé ce que j’ai imaginé de toi, j’ai peur de ce que je vais découvrir.

Je voudrais sauter de là. Je ne me suis jamais inscrite. Ce n’est pas moi, pas vraiment. C’est une autre, une mieux faite ou mieux faite pour ça. Alors je regarde ailleurs, je tremble encore et de plus en plus, je tremble parce que tu me fais sortir de ma zone de confort, de mon fauteuil et de cette relation parfaite que j’ai déjà tissée alors que tout reste à faire.

J’entends.
J’entends « Marion ? ».
Je suis Marion.

Il ressemble à sa deuxième photo de profil et sous ses yeux j’aperçois je crois, comme un léger grain de beauté.

Et si c’était le bon ?

Je me change quinze fois, j’écris cinq messages à cinq de mes copines : les filles, j’ai un DATE putain. Dans les cinq minutes, j’ai cinq réponses, cinq questions : Avec qui ? C’est qui le mec ? Tu t’habilles comment ? T’es chaude ? Fonce !

Je réponds dans l’ordre : avec un certain Pierre. Un certain Pierre. En pute. Grave. Ouais.

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Je n’ai jamais fait un 95

Je gare ma voiture dans une petite allée. Deux sacs et deux mains, j’entre dans la grande maison où nous avons tous rendez-vous pour le week-end. Je suis accueillie par ceux que je connais depuis dix ans. L’instant ressemble à des retrouvailles, sans doute parce qu’être tous ensemble ne nous est pas arrivé depuis des années, même si l’on continue de se fréquenter par duo, par trio ou par quatuor les jours de chance.

Au milieu de ces visages familiers, il y en a quelques-uns qui m’échappent. Mais un qui me retient. Il est plutôt beau, plutôt grand, plutôt brun. On me le présente sous l’abréviation de Ben. Benoît ou Benjamin, je ne demande rien.

On s’échange un regard, deux bises. Je salue le reste, je salue « mes amis », mes habitudes. Suzie m’indique ma chambre et tandis que je monte mes affaires, j’ai l’impression que je ne suis pas là par hasard. « Ben » n’a pas la gueule du hasard et je l’ai bien senti lorsque l’on s’est dit bonjour.

Ma chambre est bleue, pas très jolie. Je me demande quelle chambre on lui a attribuée, s’il est venu seul, s’il dormira non loin de moi, s’il est drôle, agréable, si on discutera ou non à l’heure de l’apéro.

Je replace mes cheveux avant de redescendre et d’être embarquée dans quelques conversations banales mais obligatoires, ponctuées de « Qu’est-ce que tu deviens », « et le boulot ? » ou encore « T’as rencontré quelqu’un ? ». Je n’ai pas changé, je suis toujours assise au même bureau et non, je n’ai rencontré personne sauf si Ben ça compte déjà.

Lorsque j’arrive dans le salon, Ben est en train de discuter avec une blonde que je ne connais pas. Je crois qu’elle s’appelle Eléonore, de ce que j’ai retenu. Il lui dit des choses à l’oreille, ils rient ensemble. Je me sens déjà délaissée, déjà pas regardée, déjà pas attendue.

Je me demande ce qu’elle a de plus que moi. J’imagine un 95 à côté de mon 85, des jambes plutôt longues que je n’ai pas et des dents blanches que je n’envisage plus en allumant une cigarette.

Eléonore semble l’écouter mais à moitié, rire mais sans tout donner. Et lui, il continue son petit jeu de dragueur tandis que je comprends sur quelle espèce je suis tombée. J’ai succombé au charme d’un mec qui mettrait bien sous la dent tout ce qu’il y a de plus croquant.

Je crois que j’ai les seins mous. J’ai un doute.

Je discute avec Suzie, qui se félicite de sa bonne idée de « tous nous réunir ». Elle me raconte qu’elle se fait régulièrement attraper par derrière et par Sébastien, le mec avec qui elle partage sa vie depuis quelques mois. Sébastien nous coupe pour nous dire que Ben est sur un coup, qu’il le connaît par cœur, et que la petite Eléonore devrait bien s’amuser cette nuit.

Avec tout le respect que je dois à Eléonore, je me sens déjà fatiguée. Déjà fatiguée d’être là, d’être déçue de ce mec dont je ne connais pas le prénom – Benoît ou Benjamin, et qui gâche mon week-end sans raison. Ce qu’on devient pathétique après tant de célibat et de soif de rencontres.

J’aide Suzie à préparer l’apéro. On dépose sur la table des bouteilles très « vendredi soir » et on liste à tout le monde ce qu’il y a à boire. Benjamin demande un whisky coca, je cerne davantage le personnage, c’est cohérent avec la nuit qui attend Eléonore. Quand je demande à cette dernière ce qu’elle veut boire, elle dit : je n’ai pas entendu ce que vous disez avec Suzie ». Je la regarde avec étonnement, en me demandant ce qu’il peut bien trouver à une fille qui parle français comme ça.

Lorsque les verres nous rendent un peu plus fous, lorsque la soirée prend, Suzie m’interroge sur mon boulot. Je lui raconte en baissant d’un ton. Ben me regarde avec des grands yeux. Il dit que c’est « vachement bien », ce sont même les premiers mots que l’on échange. C’est « vachement bien » ce que tu fais, c’est « vachement bien » ce contrat que tu décroches pour exposer tes photos. Quel genre de photos ?

Je ne m’étale pas, plus personne ne s’étale, chacun finit son verre, rejoint sa chambre. Enfin je crois. Je ne sais pas où file Eléonore, je ne sais pas où file Ben, j’ignore s’ils filent ensemble et ce qu’ils tricoteront cette nuit.

Je m’endors, épuisée par l’alcool. Je pense à cette soirée qui aurait pu être « vachement bien », ou plutôt « vachement mieux » s’il m’avait adressée davantage la parole plutôt que de le faire à une fille qui ne sait pas conjuguer le verbe « dire » mais doit bien se démerder en matière de jambes écartées.

Le samedi passe à toute allure. Je reste avec Suzie qui me raconte les joies de son couple et je m’ennuie.

Ben est parti faire un tour de Canoë avec le reste des mecs. Il paraît qu’Eléonore s’est jointe à eux. J’imagine que pour baiser, c’est important. J’imagine qu’il faudra aussi qu’elle tombe à l’eau pour que son tee-shirt blanc laisse transparaître qu’elle est facile. J’imagine que Ben connaît la définition de « facile ». C’est vachement bien.

Le soir, tout le monde se retrouve autour de la table, sauf Eléonore qui n’a pas fini sa douche. D’ailleurs, au bruit de l’eau qui coule, j’en conclus qu’elle prend un bain. Je la trouve pute, je la trouve pute parce que je suis jalouse.

Je demande à Ben comment était cet après-midi. Il me raconte, on discute, ça prend bien. Eléonore arrive, elle s’est faite belle, il faut reconnaître qu’elle est belle. Ben me lâche pour aller la voir. Ils parlent, je ne sais pas trop de quoi, peut-être de leur envie de se revoir une fois de retour à Paris.

Quand la soirée touche à sa fin, Eléonore file se coucher, prétextant que cet après-midi l’a « tuée ». C’est peut-être un signal pour que Ben la rejoigne. Un à un, les gens filent se coucher. Suzie et Sébastien sont les derniers à quitter la pièce. Il ne reste que Ben et moi. Son téléphone sonne, il s’agite dans le salon histoire de trouver du réseau. Il gueule qu’il est à la campagne, que c’est la merde ici pour capter. Je me demande qui peut bien l’appeler à minuit et comme j’en ai ma tarte, je file me coucher aussi.

Trois minutes plus tard, Ben entre dans ma chambre, toujours au téléphone, tentant de s’approcher d’une fenêtre puis de l’autre, à la recherche d’une misérable « barre » supplémentaire pour mieux entendre son interlocuteur. Je le trouve chié. Je suis là pour dormir, pas pour être témoin d’un guignol désespéré.

Il finit par se casser, gueulant toujours « allo » très fort, sans gêne, en me faisant simplement un signe de la tête d’un air de dire désolé, je sais que je suis mal poli, je te laisse dormir maintenant.

Sauf que je n’ai plus envie de dormir. Je descends plus tard chercher un verre d’eau. Je sursaute en découvrant Ben dans la véranda, fumant une cigarette. Ce qui me fait le plus plaisir, ce n’est pas de le voir, c’est de comprendre alors qu’Eléonore dort seule.

Il me lance un « ça va ? ». Je réponds à l’affirmatif. Il s’excuse pour le bordel dans ma chambre. Je dis « c’est rien ». Je me sers un verre d’eau et il s’approche de moi. « On y va? »

Oui. Il me saisit la bouche et on va dans sa chambre. Je me laisse faire, ça me donne l’impression de faire un 95 et du canoë, d’avoir moi aussi ce charme qu’ont les filles comme Eléonore. Moi aussi, je peux me faire baiser un soir. On fait l’amour, c’est plutôt pas mal. Non c’est même plutôt très bien.

Quand on en a fini, je quitte sa chambre pour rejoindre la mienne. Tu ne restes pas ? Un coup d’un soir, ça doit le rester. Je file et je m’endors sans rêver.

Au petit matin, Ben me regarde, un peu fuyant. Je ne me fais pas d’illusion. Finalement, j’ai reçu ma part de sexe, ma part de plaisir, ma part de rencontre même si elle était éphémère. J’espère juste qu’Eléonore n’a rien reçu.

C’est l’heure de partie, je m’apprête à regagner ma voiture. Ben et Eléonore sont en discussion intense, leur téléphone à la main. Il lui demande son numéro. Je me sens humiliée. Finalement, Eléonore n’était peut-être pas si facile, pas si pute. Finalement, il a pris ce qu’il a pu prendre, il a pris ce qu’il a trouvé. Il a pris celle qui est descendue chercher un verre d’eau au moment où il avait bien envie de mettre sa tête entre deux seins. Si Eléonore avait eu soif, mon vagin serait resté au sec.

Je repars déconfite, je conduis énervée. Je me sens plus que con.

Les jours passent, la vie reprend son cours. Je fuis les prochains week-ends, les idées géniales de Suzie. La peur de croiser Ben. Jusqu’à ce dimanche où Suzie me dit : « Benoît a demandé ton numéro ». Sur l’instant, je ne comprends pas. Qui ça ? Mon téléphone vibre et je lis : je me sens con, tu m’impressionnais trop je crois. J’aimerais beaucoup te revoir. Elle était vachement bien, notre nuit.

Ma première nuit avec toi

Depuis notre rencontre, nous n’avons partagé qu’une dizaine de verres et beaucoup moins d’heures. Nous n’en sommes qu’au deuxième rencard.

Et ce soir, comme lors de la première soirée, nous rions comme des cons. Dans ce petit café et en terrasse, la nuit tombe et il me dit « déjà ? ». Je pense à tous les « déjà », à tout ce temps passé trop vite dans les moments qui roulent tout seuls, les journées chez Disney, les vacances à la Baule, les soirées entre filles. Ce « déjà » qui prouve qu’on est simplement bien.

Je lui réponds « oui, déjà ». Je pense « déjà minuit ». Il pense peut-être « qu’il est temps de ».

Rentrer. Baiser.

J’ai peur de l’instant où nos chemins vont faire mine de devoir se séparer, sachant pertinemment qu’il va falloir en choisir un des deux.

Nous descendons les marches. Il me demande si je prends la ligne 1, je réponds que oui et ajoute « toi la 4 », il acquiesce, il sourit, parce qu’il sait, il sait que je sais et je sais qu’il sait que je sais. Il m’embrasse et me demande à quelle heure je commence demain. Je réponds que je n’ai pas d’heure, mon mensonge est aussi gros que mon envie de le suivre. Il me propose alors de prendre la ligne 4 et j’emboîte son pas, silencieuse, mon sac à main autour de moi, mon petit sac à part sur les épaules et un peu lourd.

C’est mon flacon de démaquillant ça. Format familial.

C’est au cas où. Que je l’ai mis dans mon sac. Avec une culotte propre. Avec un tee-shirt pour demain. Avec de la mousse pour mes cheveux bouclés. Avec, avec, avec.

Parce que tout est sous contrôle. Parce qu’une première nuit à venir, un premier corps à corps, parce que la suite logique.

On monte ses cinq étages qui un jour me seront peut-être familiers. Il me propose de porter mon sac, je refuse, je refuse parce qu’il pèse, il pèse l’eau micellaire gros format, il pèse les fringues pour demain, il pèse la fille qui a tout prévu, il pèse la fille qui savait, qui rêve déjà et qui s’installe.

Pire, il pèse peut-être la fille qui veut se marier alors je lui dis non mais il le saisit. Il est trop poli, je suis trop gênée. Il balance la remarque tant attendue, un petit « la vache, qu’est-ce que t’as là-dedans », je pourrais répondre un ordinateur ou trois livres, un chat ou « déjà » des sentiments pour toi, mais je n’ai pas le cœur à inventer ou dévoiler quoique ce soit.

Ce qu’il y a là-dedans, c’est sans doute un début d’histoire d’amour et ça pèse encore plus lourd à quelques minutes du grand saut.

Je pose mes affaires dans un coin, au début on pose toujours ses affaires dans un coin, c’est le coin qu’on occupera quelques temps, avant d’envahir une chaise, une table et peut-être un bout de placard.

Il me fait faire le tour du propriétaire. Je regarde les murs, la marque des paquets de pâtes, je nous trouve des points communs, ils s’appellent « Barilla », « Carte Noire » et « MacBook ».

On s’installe dans son canapé, il saisit mon visage, je saisis son tee-shirt. On saisit l’occasion.

Le grand saut. Le vide.

Corps à corps et découvertes, les mains qui n’ont plus le mode d’emploi, les vêtements qui finissent au sol et le pas franchi.

On finit l’un contre l’autre à deux doigts de s’endormir.

Il se lève chercher une bouteille d’eau et je me dirige vers mon sac pour me démaquiller. Je plane un peu, je mets de l’eau micellaire à côté, sur mes pieds, sur le parquet, je souris bêtement et plaque mon coton sur mon visage encore brûlant.

Il me voit faire, jette son regard sur le gros flacon et commente que « c’était donc ça, le poids du sac ». Il fait comme un face à face avec le cinquante centilitres, comme si ces derniers voulaient lui dire « on est là pour un an, il y a de quoi s’éponger la face pendant trois cent cinquante jours ».

J’ai peur qu’il ait peur, j’ai bien envie de dire qu’il faut toujours se démaquiller, que c’était juste de la prévention, que je le fais même quand je n’envisage pas qu’on me rappelle ou de rappeler, j’ai envie de me justifier, de faire la fille qui s’en fout d’être là, de lui dire que je n’avais qu’un gros format et qu’il faut prendre soin de sa peau et que non je ne m’emballe pas ou pas assez pour qu’il nous craigne.

Si le flacon avait été petit, il aurait pu penser que je l’avais toujours sur moi. J’aurais dû. Etre discrète. Lui montrer que je ne nous prends pas au sérieux pour qu’il ait peut-être envie de le faire.

Mais je vois toujours tout en grand.

On s’endort sans un mot. Je pense au réveil, celui qui fait mal aux amants, au « déjà huit heures » qui arrivera trop vite, à celui qui veut parfois tout dire, qui dévoile si tout ça n’était qu’un coup d’une fois ou de plusieurs et si le démaquillant était une erreur ou non.

Quand le « déjà huit heures » sonne, quand on sort de cet instant qui dure depuis la veille, j’ai l’impression de me prendre une claque, de découvrir une drôle de réalité, réalité que j’avais oubliée, maquillée, achevée. Vincent se lève, oublie que je suis dans son lit, encore dans son sommeil ou déjà dans sa réalité à lui.

Dans la salle de bain, je regarde ma trousse de toilettes, que j’ai promenée jusqu’ici, avec des promesses dans le voyage. L’eau chaude m’en fait rougir les cuisses, je croise les doigts, j’espère que tout ça ne s’éteindra pas demain, j’espère que ses non-baisers au réveil ne veulent rien dire, ne présagent pas d’appels en absence et de pleurs dans trois jours, j’espère qu’on est au début d’un chemin plutôt bien éclairé et que mes cotons à l’eau micellaire envahiront encore sa poubelle dans les semaines à venir.

Je m’habille, déconfite et amoureuse, j’en disputerais mon cœur et ses manières un peu con, que d’avoir imaginé du grand là où il n’y avait peut-être que du petit, d’avoir emmené autant de quoi faire sa toilette dans un moment où il s’agissait peut-être seulement de baiser. Et dans « baiser », il y a quelque chose de malpropre.

J’enfile mes chaussures, prête à partir, parce que « j’ai une heure », quand même. Il me dit qu’il va me suivre, que pour une fois il arrivera tôt au boulot. Je rassemble mes affaires, j’attends un regard qui signe la suite, un contrat sur la table, un café pour me prouver que. Il ne se passe rien. On est comme « déjà » à la fin ou face à quelque chose qui n’a pas commencé.

Pourquoi on en fait toujours trop, pourquoi on ramène ce sac de merde que l’on cache jusqu’au bout, pourquoi on baisse la garde après le sexe et on déballe son bordel l’air de rien, pourquoi on montre à l’autre qu’on a soigneusement préparé nos affaires de princesse parce qu’on savait, parce qu’on y croit, parce qu’on a envie que la première nuit ait déjà des airs de couple plutôt que des airs de cochon, parce que ramener son petit balluchon, ça fait un peu sérieux et sonne un peu moins cul.

Je prends mes affaires dans le coin. Il me regarde et me dit  « Laisse ton démaquillant ici. Vu son poids, c’est peut-être con de le promener partout, autant qu’il reste là. »

Je suis tellement heureuse que je me le ferais cul sec.

Dix petites culottes

J’ai pris la bonne décision. Je l’avale de travers certains soirs au vin rouge, mais c’est la bonne. Le quitter après quatre ans d’histoire parce que plus grand-chose à se dire, parce que ses verres d’alcool plus bavards que ses baisers, parce que le temps qui nous éloigne et mon cœur qui s’ennuie.

Il y a dix petites culottes devant moi à laver, dix petites culottes pour dix jours.

Dix jours que je vis dans dix mètres carré sans machine et sans lui. Quelques tee-shirts, deux jeans, une veste, une vingtaine de chaussettes et pas deux identiques. Je fous tout mon linge sale dans un sac Monoprix et je ne sais pas. Je ne sais pas si je retourne dans cet appartement qui est resté le sien pour voir Cédric ou simplement par putain de flemme d’aller à laverie.

Après tout, j’imagine que c’est bien. Une visite une fois par semaine, pourquoi pas deux, une façon de se dire que l’on reste en « bon terme », une façon de se séparer mais pas trop violemment, aux odeurs de violette ou de savon de Marseille, autour d’une machine sur laquelle on ne baisera plus jamais.

Je sonne. Je regarde mon doigt, mon doigt qui appuie sur ce bouton que je n’avais jamais touché. Je suis chez moi mais plus vraiment. Les lieux ne m’appartiennent plus ou juste sur le papier, juste sur le dernier chèque que j’ai signé il y a trois semaines.

Il m’ouvre, il n’a pas changé. On ne change pas en quelques jours. On s’embrasse, quatre baisers, quatre joues. Il ne me dit pas d’entrer, sans doute parce que ça va de soi. Je ne reconnais pas l’air ici, les murs sont vides et les poubelles sont pleines. Le canapé ressemble au canapé du studio dans lequel il vivait quand je l’ai rencontré. Des tee-shirts se battent avec des paquets de clopes, des magazines et trois télécommandes.

Je vais tout de suite dans la salle de bain. Je me dis qu’on parlera après. L’endroit m’échappe déjà ou ne m’a jamais vraiment échappé, je ne sais pas bien. Je remplis le tambour de mes kilos de vêtements par-dessus quelques trucs à lui qui traînent au fond. Je lance le programme et je file le rejoindre au salon.

Je lui demande comment il va, il évite la question et me la retourne. Je lui raconte mon nouveau quartier, mon nouveau cours de danse, que j’ai perdu ma carte vitale et qu’on s’en fout un peu.

La machine en fond, je me sens bercée d’un bruit familier, plutôt bien ici, plutôt au chaud. C’est une bonne idée la machine hebdomadaire. Finalement, on gueule pendant quatre ans en lavant les caleçons de l’autre et un beau jour, on trouve ça joli de partager encore un peu du même adoucissant.

Je pense à Souchon, à l’amour à la machine, à ces trucs-là puis je me tais, je me lève et je file dans la chambre pour récupérer un dernier sac de chaussures.

Il me faut dix secondes pour réaliser que la porte est fermée à clé. La porte est fermée, Cédric ?

Il dit que non, il dit que oui, en fait non, peut-être oui, qu’il ne sait plus ou plutôt pas, il bafouille, je le regarde, il me dit attends.

J’attends le « ce n’est pas ce que tu crois » mais j’imagine qu’on ne dit pas ce genre de chose une fois séparés, que je peux bien croire ce que je veux et qu’il peut bien me laisser croire ce que je veux.

« Une fille, il y a une fille ».

J’essaie de comprendre ce qu’il me raconte. Ou peut-être n’y a-t-il rien à comprendre. Je ne dis rien, je ne veux pas qu’elle m’entende, si encore elle existe.

Vingt mille tours dans ma tête, plus forts qu’un tambour, plus forts que l’essorage.

Une fille ? Avec des cheveux, des seins, une fille, dans mon lit et que tu baises, une fille, là, derrière la porte, à poils ou dans ta chemise, dans nos draps que t’as même pas dû laver depuis mon départ ?

Et elle fout quoi depuis tout à l’heure ? Elle entend. Elle entend mes petits pas dans l’appartement, mes petites agitations dans la salle de bain, ma façon de te demander comment ça va, il m’appartient mon « comment ça va », il est de toi à moi, il est nos nuits blanches, notre façon d’en chier, il est cette séparation que l’on veut sans la vouloir, ces questions que l’on se pose chaque jour sans avancer vraiment.

Enfin j’imagine que la seule question que tu t’es posée cette nuit, c’est si tu avais des capotes.

Il reste sept minutes au programme, c’est long, c’est plus long que quatre ans de relation.

J’attends, je brûle et je me bouffe les ongles. Elle lit peut-être un livre que j’ai laissé sur la table de nuit, elle regarde par ma fenêtre ou boit dans ma bouteille.

Je trouve ça sale, tout est sale, et moi qui venais ici faire du propre, de mon linge à notre histoire, moi qui parlais de rester en « bon terme », toi qui me regardes et chuchotes que tu n’as « aucun compte à me rendre ».

C’est mon lit, ce sont nos souvenirs, nos années, ce sont nos affaires, nos murs, contre lesquels on a fait l’amour ou balancé des assiettes et toi tu frottes des pouffes sur la moquette en prétextant n’avoir aucun compte à me rendre.

J’ai envie de pleurer. Mais comme je pleure toujours bruyamment.

Je mets dans mon sac mon linge humide et lourd. J’enfile ma veste. Je murmure au revoir, ou quelque chose comme ça et je descends les escaliers, les larmes qui montent, les comptes qui se font. J’avais dix petites culottes à laver, j’ai quatre ans d’histoire à surmonter et un budget de vingt cinq euros de laverie par mois qui m’attend. Mais ça ira, voilà, ça ira Cédric.

Est-ce que tu seras là demain

Deux sacs poubelle dans les mains, j’ai dévalé les escaliers. J’étais en retard, évidemment, puisque je n’ai jamais eu le temps d’être à l’heure.

CQFD.

J’ai couru en direction du métro, allumé une cigarette et foutu la langue dans mon thermos. J’ai pesté parce que c’était trop chaud, parce que c’était la même chose tous les matins, parce que j’avais déjà mal aux pieds. Parce que la vie, parce que la merde.

J’ai fouillé mes deux poches de cul à la recherche de ma carte de transport et aperçu mon grand brun tout en vert avec ses journaux à la main. Comme tous les matins, je me suis approchée, j’ai pris mon Metro, j’ai dit merci et essayé de deviner mon horoscope avant de le découvrir.

Et comme tous les matins, sous sa casquette, il m’a demandé ce que je buvais en me souhaitant une bonne journée.

Je bois comme hier.
Gémeaux. Une belle daube.

Puis il a crié : attends.

Je l’ai regardé, interloquée. Oui ? Il a simplement dit : « Demain, c’est mon dernier jour ».

J’ai hésité entre le « J’en n’ai rien à carrer » et le « Bonne continuation ». Je me suis contentée de sourire, en essayant d’ouvrir la bouche et en fermant ma gueule. Puis j’ai bougé la tête, comme pour dire non. Un genre de « Non ne pars pas, c’est plutôt bien de se croiser tous les matins ». Mais comme dire non avait peu de sens, et parce qu’il n’aurait pas compris, je suis partie en vitesse les yeux rivés sur les titres de ce 27 septembre en pensant : le monde va mal et moi guère mieux.

Toute la journée, j’ai lu et relu mon journal comme s’il allait me donner le prénom de mon bel inconnu et son adresse postale.

Evidemment, à la dixième lecture, j’ai fait la gueule avant d’entreprendre de faire mes comptes : 107 Metro empilés dans un coin de ma chambre.

Comme une boîte à souvenirs, une boîte à ex, comme certaines filles conservent des billets de train, un rasoir ou un vieux tee-shirt sponsorisé.

Je me suis assise sur mon tas de papier et j’ai réfléchi.

Je me suis dit que c’était beaucoup, 107 matins. Ça faisait 107 sourires, 107 « Tu bois quoi ? », 107 « Comme hier », 107 « bonne journée », 107 « merci » et à peu près la moitié d’horoscopes dégueulasses.

107 Metro, c’était suffisant pour me motiver à tenter quelque chose dès le lendemain matin, finalement. Et puisque je n’allais pas les revendre.

Alors le 28 septembre, tôt, j’ai couru jusqu’à la boulangerie. J’ai acheté un pain au chocolat, j’ai glissé dans le sachet un petit papier avec mon numéro de téléphone et j’ai marché tête droite jusqu’au métro en allumant une cigarette, plutôt fière de moi.

Je lui ai tendu le sachet, il m’a souri très grand en disant merci, il a ouvert, retiré le pain au chocolat pour croquer dedans et fait une boule avec le papier. J’ai murmuré « de rien » et balancé « à bientôt peut-être ». En partant, je me suis retournée une seconde pour jeter un œil à la poubelle située à trois mètres de lui, la peur au ventre.

Le lendemain, même heure, en passant sur les lieux, il n’était pas là. Il n’était plus là. Aucune surprise. Sauf celle d’entendre mon téléphone et de lire : il est comment mon remplaçant ? Tu me raconteras ça autour d’un verre ?

Et c’est autour d’un verre et après 108 Metro que tout a démarré.

Rencontre

Le dimanche, on se rend sur notre banc. Clémentine me dit « Tu te souviens ». J’acquiesce et souvent sans bruit. Elle ajoute « peut-être aujourd’hui », je réponds « oui, peut-être aujourd’hui ».

Nos yeux parcourent le square des Batignolles. Nous guettons. Et pour mieux patienter, ou peut-être pour mieux provoquer le destin, on se remémore cette jolie scène du mois de mai.

Il faisait beau. Assises sur un banc choisi au hasard, on regardait les enfants courir dans tous les sens. On se demandait laquelle de nous deux achèterait une poussette en premier et parrainerait l’autre pour lui faire bénéficier de quelques promotions.

Il y avait cette gamine que l’on trouvait mal habillée et courait à toute allure, après un amoureux ou les vacances scolaires. Clémentine me disait « Les motifs cœur, ce n’est plus à la mode, c’est quoi ce gilet qu’elle nous porte ? ». Je n’en savais rien.

Puis deux types se sont approchés de nous. Celui qui tenait une bouteille d’eau dans ses mains nous a demandé si on pouvait se décaler pour leur faire une petite place sur le banc. J’ai dit oui, j’ai dit « on partait de toute façon » et tandis qu’ils nous ont remercié, Clémentine a mis sa veste, j’ai saisi mon sac et la petite fille aux motifs cœurs plus très à la mode est tombée violemment devant nous tous.

Clémentine et le type à la bouteille se sont précipités en même temps. La gamine hurlait, à plat ventre et en plein parc. Clémentine a commencé à la relever et l’inconnu a fini.

Je ne sais plus dans quel ordre et qui a dit quoi mais tous deux ont dialogué autour de la petite sans vraiment s’adresser la parole.

Tu n’as rien.
Montre.
Où sont tes parents ?
Tu es venue avec ta maman ?
Tu as des copains ici ?
Ils sont où les copains avec qui tu courais ?
Tout va bien.
Sèche tes larmes.
Tu as mal ?
Tu n’as rien.
Montre.

Et pendant cinq minutes se tissait autour d’une enfant une presque rencontre. Ils ne se sont pas demandé leurs prénoms, leurs âges et leur métier. Ils se sont concentrés sur un bobo qui n’existait pas et des larmes qui prenaient toute la place.

La petite aux motifs cœurs était comme un prétexte, comme un prétexte « on prend un café pour préparer la réunion ? » quand on se rencontre au boulot, comme un prétexte « Tu l’as connu comment Marie ? » quand on se rencontre chez Marie, comme un prétexte météo quand on ne sait guère sur quoi s’appuyer mais qu’il est hors de question que le silence demeure.

Tous deux avaient leurs mains sur la petite fille, leurs mains qui se frôlaient, se cherchaient sans vraiment se croiser, se croisaient sans vraiment se toucher.

Le corps de la petite, en plus d’être tacheté de cœurs ou justement parce qu’il l’était, devenait comme conducteur d’électricité.

Je regardais la scène, je les trouvais beaux, tous les trois ou plutôt tous les deux, pensant que la petite n’était qu’un entremetteur qui s’ignorait ou un rendez-vous arrangé. Sa chute n’avait peut-être rien du hasard ou alors le hasard, définitivement, faisait bien les choses.

Clémentine a pris la gamine dans ses bras pour avancer dans le parc. Le mec a suivi sur quelques mètres puis est finalement retourné sur le banc pensant alors que l’histoire s’arrêtait là où il rêvait sans doute qu’elle commence.

La maman retrouvée, Clémentine lui a tendu la petite et nous sommes sorties du parc. Elle m’a demandé ce que j’en avais pensé, de ce type.

J’en ai pensé qu’il faut faire demi-tour.

Sept minutes plus tard, nous étions de retour au banc et il n’était plus là. Depuis, il s’en est passé des tranches de sept minutes. Il n’est jamais revenu, la petite fille aux cœurs dégueulasses non plus. Mais on attend, on attend qu’il revienne et on refait le film de cette scène, on reprend le dialogue comme pour y trouver des indices mais il n’en est que vide.

Voilà comment chaque dimanche, nous retournons sur le lieu du rendez-vous qui n’en est pas un et on espère secrètement, surtout elle, que le type à la bouteille d’eau ait à peu près la même idée. Ça fait peut-être deux ans, ou trois, je ne sais plus bien.

Tu as été mon premier homme et moi ta première pucelle

Elle avait cinq ans et pas d’amoureux. J’en avais quatre de plus et à peine l’ombre d’un. Dans le jardin, je la faisais courir, sauter, compter, je criais « Lu, viens » et on se roulait dans l’herbe. Je ne sais pas pourquoi, j’ai un souvenir de ciel bleu, toujours et de l’un de ces après-midi sans nuage où je lui ai crié : « Viens, regarde, on a des nouveaux voisins ».

Trois petits gars montaient les marches du perron d’en face. J’ai su très vite que je tomberai amoureuse du plus grand, elle ne savait pas qu’elle le serait davantage du plus petit. Elle les regardait avec curiosité, sans doute pressée d’aller dire aux parents que « des nouveaux gens » envahissaient la maison d’à côté.

Vingt ans plus tard, si tomber amoureuse du plus grand m’a échappé, s’installer en couple avec le plus petit l’a quant à elle rattrapé.

Quand on leur demande où ils se sont rencontrés, ils répondent qu’ils ont grandi ensemble et se connaissent depuis leurs cinq ans. Leurs maisons étaient voisines et ils prenaient leur bain ensemble chez l’un ou chez l’autre, savonnés par la mère de l’un ou la mère de l’autre. Ils jouaient déjà à être parents, avec quelques poupées ou les enfants que sa mère à lui gardait.

Ils dormaient ensemble à dix ans et le dimanche matin faisaient des gâteaux pour les apporter à l’école le lundi, un peu comme aujourd’hui ils n’arrivent jamais chez des amis les mains vides.

Ils se sont mariés à l’école primaire lors d’un carnaval et ils en rient aujourd’hui, constatant que le tirage au sort de la maîtresse avait plutôt vu juste.

On s’accorde souvent à leur répondre que c’est original. Et pourtant, on les met dans une case, celle des couples qui se sont formés « trop tôt » avec un air de dire que c’est dangereux et le ton que l’on prendrait pour annoncer quelque chose de grave.

On pense aussi que « ne rien avoir connu avant » les handicapera un jour. Qu’ils ne sont pas allés se chercher bien loin, qu’ils manquent d’expériences et que leur histoire ressemble plus à du « par défaut » qu’à du « par amour ».

Finalement, on les regarde comme un couple qui a tout fait avant même d’en être un.

Alors on leur demande ce qu’ils n’ont pas encore fait ensemble, comme pour les prendre au piège et les prévenir du pire, de l’ennui, de la lassitude ou du manque de découvertes qu’ils ne connaissent pourtant pas. Et même s’ils trouvent cette question décousue d’amour, ils répondent le plus simplement du monde que ce qu’ils n’ont pas encore fait, c’est de passer toute une vie ensemble.