Le blog d'Ovary

Si elle n'existait pas vous l'auriez inventée

Rencontre

Le dimanche, on se rend sur notre banc. Clémentine me dit « Tu te souviens ». J’acquiesce et souvent sans bruit. Elle ajoute « peut-être aujourd’hui », je réponds « oui, peut-être aujourd’hui ».

Nos yeux parcourent le square des Batignolles. Nous guettons. Et pour mieux patienter, ou peut-être pour mieux provoquer le destin, on se remémore cette jolie scène du mois de mai.

Il faisait beau. Assises sur un banc choisi au hasard, on regardait les enfants courir dans tous les sens. On se demandait laquelle de nous deux achèterait une poussette en premier et parrainerait l’autre pour lui faire bénéficier de quelques promotions.

Il y avait cette gamine que l’on trouvait mal habillée et courait à toute allure, après un amoureux ou les vacances scolaires. Clémentine me disait « Les motifs cœur, ce n’est plus à la mode, c’est quoi ce gilet qu’elle nous porte ? ». Je n’en savais rien.

Puis deux types se sont approchés de nous. Celui qui tenait une bouteille d’eau dans ses mains nous a demandé si on pouvait se décaler pour leur faire une petite place sur le banc. J’ai dit oui, j’ai dit « on partait de toute façon » et tandis qu’ils nous ont remercié, Clémentine a mis sa veste, j’ai saisi mon sac et la petite fille aux motifs cœurs plus très à la mode est tombée violemment devant nous tous.

Clémentine et le type à la bouteille se sont précipités en même temps. La gamine hurlait, à plat ventre et en plein parc. Clémentine a commencé à la relever et l’inconnu a fini.

Je ne sais plus dans quel ordre et qui a dit quoi mais tous deux ont dialogué autour de la petite sans vraiment s’adresser la parole.

Tu n’as rien.
Montre.
Où sont tes parents ?
Tu es venue avec ta maman ?
Tu as des copains ici ?
Ils sont où les copains avec qui tu courais ?
Tout va bien.
Sèche tes larmes.
Tu as mal ?
Tu n’as rien.
Montre.

Et pendant cinq minutes se tissait autour d’une enfant une presque rencontre. Ils ne se sont pas demandé leurs prénoms, leurs âges et leur métier. Ils se sont concentrés sur un bobo qui n’existait pas et des larmes qui prenaient toute la place.

La petite aux motifs cœurs était comme un prétexte, comme un prétexte « on prend un café pour préparer la réunion ? » quand on se rencontre au boulot, comme un prétexte « Tu l’as connu comment Marie ? » quand on se rencontre chez Marie, comme un prétexte météo quand on ne sait guère sur quoi s’appuyer mais qu’il est hors de question que le silence demeure.

Tous deux avaient leurs mains sur la petite fille, leurs mains qui se frôlaient, se cherchaient sans vraiment se croiser, se croisaient sans vraiment se toucher.

Le corps de la petite, en plus d’être tacheté de cœurs ou justement parce qu’il l’était, devenait comme conducteur d’électricité.

Je regardais la scène, je les trouvais beaux, tous les trois ou plutôt tous les deux, pensant que la petite n’était qu’un entremetteur qui s’ignorait ou un rendez-vous arrangé. Sa chute n’avait peut-être rien du hasard ou alors le hasard, définitivement, faisait bien les choses.

Clémentine a pris la gamine dans ses bras pour avancer dans le parc. Le mec a suivi sur quelques mètres puis est finalement retourné sur le banc pensant alors que l’histoire s’arrêtait là où il rêvait sans doute qu’elle commence.

La maman retrouvée, Clémentine lui a tendu la petite et nous sommes sorties du parc. Elle m’a demandé ce que j’en avais pensé, de ce type.

J’en ai pensé qu’il faut faire demi-tour.

Sept minutes plus tard, nous étions de retour au banc et il n’était plus là. Depuis, il s’en est passé des tranches de sept minutes. Il n’est jamais revenu, la petite fille aux cœurs dégueulasses non plus. Mais on attend, on attend qu’il revienne et on refait le film de cette scène, on reprend le dialogue comme pour y trouver des indices mais il n’en est que vide.

Voilà comment chaque dimanche, nous retournons sur le lieu du rendez-vous qui n’en est pas un et on espère secrètement, surtout elle, que le type à la bouteille d’eau ait à peu près la même idée. Ça fait peut-être deux ans, ou trois, je ne sais plus bien.

1 Commentaire on Rencontre

  1. Angélique
    20 mars 2014 à 13 h 53 min (2 années ago)

    Très beau texte. Je remercie Carène de desmotsetmoi de l’avoir partagé pour me permettre de le lire.

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